jeudi 11 septembre 2008

publié par Le Monde du 14 septembre 1973 - à Santiago-du-Chili, le 11 septembre, Salvador Allende et Pinochet

publié par Le Monde daté du 14 Septembre 1973, p. 5

Prague, Santiago et la France


Allende, comme Dubcek… La force pour ruiner le pari chilien, comme la force pour tarir le printemps de Prague. Le coup de Santiago n’efface pas celui de Prague – qui lui est symétrique, – bien qu’il soit aussi horrible d’entendre les commentaires de ces dernières heures expliquant que le président Allende est mort d’incapacité économique et de gabegie financière, et non par intervention armée ; aussi horrible que de lire les justifications, en 1968, de l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie. Car, des deux côtés, c’est l’herbe fraîche de l’espoir qu’on a piétinée, à coups de bottes et de cynisme…

Là, comme ici, la vérité est très simple et personne ne s’y trompe. A Prague, l’interruption du processus d’humanisation, de personnalisation, de nationalisation du socialisme était vitale pour la survie des régimes alentour. On ne pouvait le faire de l’intérieur – car l’appel des tristes Bilak n’est qu’un alibi, – on l’a donc fait par le seul moyen qui restait : du dehors. A Santiago, tout a été essayé par des classes possédantes qui n’avaient plus la démocratie pour couvert. On a d’abord joué la carte étrangère pour étouffer le commerce extérieur fonbdé sur l’exportation du cuivre : la France en vêcut l’autre été un épisode quand on tenta d’empêcher la vente du cuivre chilien nationalisé débarqué au Hâvre, comme aujourd’hui on se récrie devant les ventes de montres Lip. Ensuite, çà a été le sabotage pur et simple de l’économie, puis le blocage au Parlement, le débauchage de l’armée, et, avec Prats, le dernier maillon a cédé.

Les deux drames sont singulièrement proches de la France et pas seulement pour des raisons sentimentales, car notre pays n’est pas menacé par un coup de Prague – comme on nous le fit tant craindre dans les rangs de la majorité avant les dernières élections – ou par un coup de santiago – comme le feraient entendre les partis de gauche, – mais par les deux : Santiago et Prague. Expliquons-nous.

En cas de victoire de la gauche aux élections de mars dernier, il eût été possible que des tentations se soient manifestées dans l’extrême gauche, mais on peut parier – et, pour notre part, nous en sommes convaincus – que l’ensemble du P.C., trop heureux de cette expérience du pouvoir, aurait joué le jeu de l’alliance avec le P.S. et de la démocratie. Ce qui aurait provoqué ou ce qui provoquera en France le coup de Prague, ce serait précisément et d’abord un coup de Santiago.

D’abord par sabotage de l’économie, retrait des capitaux massivement, surtout s’ils sont français, vente anticipée d’actifs industriels à des acheteurs étrangers, comme le mouvement s’en esquissa en février 1973. On peut avancer – et on ne sera pas démenti – que certains industriels français avaient, dans l’hypothèse d’une victoire de la gauche, opéré des stockages, non pour résister à l’asphyxie de leur entreprise par incapacité d’un régime socialiste à approvisionner notre économie, mais bien pour empêcher cet approvisionnement et démontrer ainsi que l’économie ne peut tourner en régime socialiste. C’est le scénario de santiago. Relayé par une tactique de type O.A.S. visant à « faire basculer l’armée ».

Depuis de Gaulle et l’Algérie – si Vichy et les précédentes guerres coloniales ne l’en avaient dissuadée – notre armée n’est soucieuse que de légalité et on peut parier – et, pour notre part, nous en sommes convaincus – qu’elle n’interviendrait que pour sauver l’ordre légal, quel qu’il soit : c’est ce qui était en filigrane en mai 1968 – et non assurer le triomphe de telle personne ou de tel camp. Mais il y a des moyens d’acculer l’armée à intervenir comme à Santiago, ou comme on le fit en Espagne en 1936 en assassinant Calvo Sotelo. Le P.C. tiendrait très probablement ses engagements de respect des libertés individuelles et de presse dans un contexte « normal » – mais comment ne pas voior sinon comprendre que sa jeune foi démocratique ne pourrait résister longtemps à des défis, à des provocations de la part d’un camp qui aurait perdu, qui considèrerait son échec comme catastrophique et irrémédiable, qui se montrerait incapable de maîtriser son amertume et qui, au lieu de s’organiser en opposition constructive, calme et disciplinée – acceptant le verdict électoral pour cinq ans, – chercherait les voies souterraines de l’obstruction, du sabotage et du complot.

Ceux qui tenteraient le coup de Santiago en France, pour se rattraper d’élections perdues, provoqueraient immanquablement un coup de Prague. C’est d’ailleurs ce qu’avait compris de Gaulle en 1969 qui n’agitait nullement l’épouvantail du chaos ou du communisme en cas de victoire du « non », laquelle fut celle de la droite, et non du communisme comme vient de le prétendre M. Alain Peyrefitte, et c’est bien ce qui rendait le coup de Santiago inutile : tandis que La Muette et Auteuil disaient non à 53,27%, l’Est parisien disait oui à 64,41% dans le 11°, 63% dans le 13°, à 62% dans les 19° et 20° … Santiago était inutile : c’était fait dans la légalité et dans l’ordre. De même qu’un coup de Prague provoqué par un coup de Santiago aurait dans l’avenir plus d’un alibi démocratique.

De cette réflexion, on peut tirer deux leçons :

– La fameuse alternance démocratique incombe – en France – essentiellement à l’actuelle majorité. C’est de sa sagesse que dépend le calme d’une expérience socialiste, c’est de son implantation militante réelle que dépend toute dissuasion d’un éventuel coup de force dont la tentation viendrait au P.C., c’est de son respect dès à présent de toutes les libertés que dépend dans l’avenir le respect par d’autres de ces mêmes libertés.

– Le vrai clivage est entre possédants du pouvoir socio-économique et non-possédants. Les possédants ne se résigneront à partager entre tous le pouvoir que malaisément, à l’Est comme à l’Ouest. Plus sûrement que les processus constitutionnels qui risquent de ne remplacer le centralisme capitaliste que par le centralisme idéologique, peuvent aboutir des engagements militants ponctuels : ceux qui font démarrer ici et là une autogestion, ceux qui font s’organiser une municipalité délibérant sur la place publique, ceux qui secouent l’apathie d’un bloc d’immeubles en organisant la participation de tous à sa gestion pratique, ces engagements qui n’attendent que le contexte d’ensemble ait changé pour rendre possible de telles initiatives provoqueront tôt ou tard ce changement.

C’est la voie étroite d’un espoir qui transcende les politiques et les partis, qui condamne également l’horreur de Santiago et l’horreur de Prague.

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