samedi 26 mai 2012

Michel Jobert - dixième anniversaire +

Samedi 26  Mai 2012

Dix ans « après »

De lui, on ne voyait pas la petite taille que ce soit dans les médias ou en tête-à-tête, quoiqu’elle fît partie de sa légende. Comme d’autres et au contraire d’autres encore, il savait utiliser ce qu’il était à tous égards. Coléreux, injuste, difficile à vivre, il se contrôlait cependant au physique et au mental car son rapport à autrui était le même que celui de son intimité à lui-même : exigeant. Le visage si attentif, séduisait, retenait au possible.

En attendant de bâtir – à pas beaucoup – davantage pour la mémoire de quelqu’un qui fut universel pendant quelques mois et qui laisse une œuvre de réflexion politique par l’expérience et par les personnages, et une autobiographie en plusieurs essais de mémoires et d’anticipations (œuvre telle [1] et plume telle que je commençai peu avant sa mort de faire campagne pour son élection à l’Académie française, sans lui en avoir d’abord parlésa permi, je veux ce matin, paisiblement, l’invoquer comme un exemple décisif mais actuellement perdu.

La carrière est simple : le Maroc de naissance, Paris pour les études et l’Ecole nationale d’administration, Dakar et Gaston Cusin comme première grande affectation (c’est de la Loi-cadre et du mouvement d’émancipation africain qu’il s’agit), du cabinet ministériel avec Robert Lecourt (le Sahara), puis le grand moment avec Georges Pompidou à tous les grades du cabinet à la direction de ce cabinet, le secrétariat général à l’Elysée, le Quai d’Orsay… de là, un magistère d’influence, une voix recherchée plus par les journalistes du fond que par l’audiovisuel mais telles que François Mitterrand le veut en premier visiteur à la suite de son élection présidentielle. Entretemps, le Mouvement des démocrates dont la propriété intellectuelle faillit lui être volée par un François Bayrou, certainement respectueux s’il avait connu « le ministre » et qui organisa autrement son appellation à l’inspiration d’origine peu différente de celle de 1974. Projection en fait de toujours la même certitude quelles que soient les circonstances et les applications : être conséquent, ne pas parler la langue de bois, ne pas s’illusionner. Ce qui quotidiennement donnait certes de l’humeur, parfois de l’humour, mais toujours une démarche exceptionnelle, parlante. Des mots non apprêtés firent l’histoire si celle-ci s’arrête encore sur image… « Est-ce une agression que de vouloir rentrer chez soi ? » donna la position de la France, selon le vœu exprès de Georges Pompidou regrettant la spontanéité du Premier ministre alors Pierre Messmer qui avait admiré, en militaire, le redressement de justesse des Israëliens dans la guerre du Kippour (Octobre 1973 – avec le soutien décisif mais déguisé de l’aéronavale américaine en Méditerranée). … « Je leur dirai : bonjour les traîtres », quand Michel Jobert rapporta en commission sénatoriale des Affaires étrangères le lâchage de nos partenaires de la Communauté européenne devant la volonté de Kissinger de les solidariser avec la politique énergétique américaine face aux Arabes : l’agence internationale de l’énergie face au « premier choc pétrolier »…

A Matignon, c’était l’homme du contact avec l’extérieur car il écoutait et pouvait tout entendre et recevoir. Surtout rapporter sans précaution à l’interlocuteur que fut, pour lui, Georges Pompidou pendant onze ans. L’intrépide face au classique. Il me dédicaça parfois : au poète. Lui qui prêchait la lucidité a certainement pratiqué, comme aucun dans la politique française contemporaine, la volonté, la recherche, le discernement de l’idéal. Il ne l’attendait pas des hommes, surtout des dirigeants – qui n’étaient en somme que des obstacles pour les peuples – mais de ceux-ci, bien moins précaires, bien moins changeants, et aux intérêts légitimes, dépersonnalisés.

Au gouvernement de François Mitterrand, il ne fit rien – me sembla-t-il – que d‘observer. Le président de la République ne sut pas s’en servir et l’affecter comme l’avait su Georges Pompidou : voix de la conscience, de la traduction du temps et de l’esprit des gens. Le pouvoir politique en France est rarement informé. Il le fut en Mai 1968, grâce à Michel Jobert, un inconnu du public et de la presse d’alors. Georges Boris et lui avaient été familiers : ils s’étaient rencontrés au cabinet de Pierre Mendès France. Davantage par son engagement dans les forces de la France combattante et par une attitude de toute la vie, jusques dans ses dernières années où il fut vers les mondes méditerranéen et arabe la voix de la France, que par une carrière directement attachée à l’homme du 18-Juin, Michel Jobert est – de fait – l’une des étoiles les plus vives de la constellation de Gaulle.

Que sema-t-il par le Mouvement des démocrates ? cela ne se traduisit par aucun élu à l’époque mais bien des adhésions morales et des fidélités que je constate encore aujourd’hui : celles du tout venant, plus quelques partenaires du beau temps, en secret relatif. La perte du « parti gaulliste » se consomma en 1974 quand manifestement il ne put même y chercher sa place. La machine contre la vie.



[1] -
Mémoires d’avenir 1974
Les idées simples de la vie 1975
L’autre regard 1976
Lettre ouverte aux femmes politiques 1976
La vie d’Hella Schuster roman 1977
Parler aux Français 1977
Maroc, extrême Maghreb du soleil couchant 1978
La rivière aux grenades roman 1982
Chroniques du Midi libre 1982
Vive l’Europe libre ! en coll. 1983
Par trente-six chemins 1984
Maghreb, à l’ombre de ses mains 1985
Les Américains 1987
Journal immédiat… et pour une petite éternité 1987
Vandales ! 1990
Journal du Golfe, août 1990-août 1991 1991
Ni Dieu ni diable 1993
Chroniques de l‘espérance 1988-1992
Horizons méditerranéens 1993
L’aveuglement du monde occidental,
Chroniques de politique internationale 1993-1996 1997
Les illusions immobiles chroniques 1999

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Mardi 28 Mai 2002

pour la mémoire de Michel Jobert
11 Septembre 1921 + 25 Mai 2002

Une énergie française


. . . et la lassitude, vous savez ce que c’est ?


L’énergie-même, Henry Kissinger avait  en ouverture de ses mémoires rapporté le mot du Général de Gaulle à Richard Nixon venu à Paris en Février 1969 : que d’énergie dans ce petit corps. Proche d’être défait de la confiance des Français au referendum d’Avril, de Gaulle sut-il que Michel Jobert serait, quelques mois durant, le seul politique, après lui, à renouer avec ce culot, qui est français au possible ? En quoi, l’enfant de Meknès et de Volubilis incarnait d’intelligence et de propos incompris par l’ « occidental » moyen, tout ce que la nation arabe cherche à faire ressentir aux Européens. Il avait eu – ce qui sauva tout et remit la France dans la ligne gaullienne de 1967, et même plus chaleureusement encore – le mot indiscutable : est-ce commettre une agression que de vouloir rentrer chez soi. Ce que dit en Octobre 1973 le ministre français des Affaires Etrangères, refusant ensuite que les Européens, et à leur défaut, nous seuls, avalisent la stratégie américaine dans la nouvelle donne pétrolière, vaut plus encore aujourd’hui.

Une fois mort, tout le monde en est d’accord chez les « spécialistes », mais surtout chez les gens… et il y a tous nos compatriotes ou cohabitants d’outre-Méditerranée ; la France perd un de ses géants. Mais en quoi Michel Jobert était-il remarquable ? Pas vraiment diplomate au sens reçu du terme, quoiqu’il ait marqué notoirement la considération qu’il avait pour nos Ambassadeurs en en recevant, tête-à-tête, le plus grand nombre pendant les treize mois de sa « gouvernance » au Quai d’Orsay. Ce qui ne se fait évidemment plus, puisque les carrières ne se font qu’aux ordres et que la précarité règne. Justement, Michel Jobert professait que l’Etat n’a pas de solidité par lui-même mais selon le comportement de ceux qui l’animent, l’incarnent. Si, en Mai 1968, Matignon et partant l’Etat, furent maintenus, alors que le Général était débordé, que Georges Pompidou, à la merci d’une censure sans Président de la République pour dissoudre, s’organisait pour la succession, ce fut grâce au directeur du cabinet du Premier Ministre. Comme à Fort-Alamo, il resta, de sang-froid, capable de maintenir l’illusion que tous les créneaux étaient garnis. Ce fut une grandeur dont il avait déjà fait la démonstration à Dakar quand disparaissaient tous les repères de la colonisation et que n’apparaissait pas encore l’auto-détermination de 1958-1962.

Michel Jobert avait la pudeur des solitaires, la puissance des lucides et exigeant intensément de lui-même, il fascinait parce qu’il mettait son visiteur, son interlocuteur, le journaliste, l’ami, tout le monde d’un instant à l’autre ou à longueur de vie et d’attente, de plain-pied. Il faisait entrer son vis-à-vis dans la vérité de l’existence humaine : n’être ni pusillanime, ni racorni, ni naïf ni cynique. Il imposait d’être cohérent et efficace, il exigeait qu’on soit responsable de ce qu’on était censé être, de ce que l’on avait promis, de ce que l’on ambitionnait. En tête-à-tête, il sut le faire comprendre à Georges Pompidou, notamment dans la courte traversée du désert que dut vivre, sans certitude alors, l’ancien Premier Ministre, attaqué sous prétexte de l’assassinat de Markovitch.

Le Mouvement des Démocrates ne cherchait pas le succès électoral en soi. Pas davantage intéressée ni personnelle, la candidature présidentielle que le ministre des Affaires Etrangères au faîte des sondages au printemps de 1974 médita dès lors, quitte à refuser – précisément pour l’intégrité du parcours à venir – la présidence du « parti gaulliste », moribond puisque le pouvoir lui avait échappé, d’ici à ce que Jacques Chirac lui promette de le récupérer. Mouvement et candidature putative prétendaient seulement que les Français, en eux-mêmes et d’eux-mêmes, se réapprennent. 

Qu’est-ce qui faisait à Michel Jobert parcourir la France et dédicacer les Mémoires d’avenir ? puis L’autre regard, sinon, très précisément, une exigence intime, acharnée, pleine d’humour car l’être humain est toujours loin de ce qu’il devrait être, et cette exigence était qu’on soit grand – tous grands – par soi-même, par hauteur morale, par indépendance d’esprit, par vivacité de comportement.

Quoique sans illusion, le plus structuré des hommes, le plus convaincu, même si apparemment la foi ne lui était pas religieuse, peut-être parce que les clergés l’agaçaient, le plus averti des lenteurs du temps et des méfiances françaises gouvernant toutes nos politiques, Michel Jobert s’étonnait pourtant que ce soit, continûment, la médiocrité qui gagne. Alors, parfois, alors ces semaines-ci, oui… la lassitude.


Une énergie française

Paris, mercredi 29 Mai 2002    – extrait de journal intime


. . . hôpital européen Georges Pompidou, chambre mortuaire, midi presque. + J’écris paisisblement en présence de celui qui m’a honoré pendant vingt-neuf ans de sa confiance, de son amitié et de son estime. Mon ami est là, lui et moi nous sommes en présence de Dieu et en attente de la réunion et de l’union de tous, qui est déjà effective, assurée mais que nous ne savons pas encore vivre ni ressentir, ni même pressentir. Joie et tristesse de notre finitude, communion de tous dans la finitude humaine, contagion possible de l’espérance.- Lundi matin, le drap ras de cou, l’œil, l’arcade sourcillère tuméfiée, écarlate ; je l’ai photographié de portrait seulement du profil droit. Aujourd’hui, le buste est dégagé, sa petite veste noire sans doute de laine, sa cravate épaisse de tricot noir. Il est malheureusement mal peigné, ce qui n’était pas son habitude. Je suis tranquille avec lui, seul ; il m’aurait certainement laissé, lui dans ses instances, à cet écritoire pour que j’expédie quelque chose dont nous aurions convenu. Il sut et accepta chacune de mes attitudes ou chacun de mes conseils. C’était un des hommes – rarissimes – avec lesquels le silence ne pesait car il continuait et chargeait le dialogue. Seule exception, notre dernière fois, en Décembre où près d’une heure je fis les questions et les réponses jusqu’à ce qu’à l’évocation de Georges BORIS, il s’anima et s’engagea. Il n’interrompait pas, il écoûtait, il avait une voix chaude, ne montant presque jamais à l’aigu même quand il y avait réponse à l’emporte-pièce, observation acérée, morigénation d’un vis-à-vis, d’une collaboratrice. Chacun – autour de lui - était bénévole, déférent, plus que respectueux et admiratif, qu’il soit au pouvoir – ce fut toujours bref, précaire, attristé mais ingénieux et en pleine conscience d’une responsabilité à exercer vraiment – ou qu’il n’y soit plus, ce qui dura longtemps, très longtemps sans que sa curiosité pour les hommes, et les femmes, pour les anecdotes ou propos qui les peignent, diminue jamais. Il était vif et sec avec la plupart sinon tous, mais jamais avec mépris, commisération ; d’une certaine manière, il jugeait à quel point l’on pouvait s’être laissé aller aux mauvaises ou paresseuses pentes de la nature humaine, ou au contraire comment avec ténacité, intelligence, lucidité sur soi et le monde, on y avait résisté. Je ne pourrais dire qu’il ait eu un thème ou un mot à la bouche, ressassé et pouvant servir d’épitaphe. S’il doit y en avoir une, et ce sera le titre du livre que j’ai envie et amour d’écrire en sa compagnie mentale, et sous son inspiration spirituelle – en tenant également compte de ses conseils répétés, permanents d’avoir à écrire simple, à corriger, raturer, sujet-verbe-complément – je dirai : l’énergie. C’est pourquoi la mort lui va si mal, et en même temps est tellement acceptable à son propos et pour lui. Il dépassait la nature humaine, la vainquait sans être dupe de sa force et de sa résistance en nous, il la vainquait pas du tout par une volonté de vivre, de se surpasser, de dominer qui ou quoi que ce soit, mais par devoir d’homme. Il n’avait pas la foi habituelle à ceux qui pratiquent une religion, il n’était pas non plus inquiet des fins dernières ou d’un sens que seuls une pratique religieuse, une relation à Dieu, un principe métaphysique apporteraient ; il prenait beaucoup, sinon tout, comme la réalité avec laquelle il faut faire, sans rien abdiquer, mais le premier pas dans le mérite que nous devons acquérir à nos propres yeux plus encore qu’aux yeux d’autrui, et a fortiori de la renommée, était sans doute d’être digne, droit, pas dupe, pas cynqiue, jamais blasé mais toujours averti. L’expérience le confirmait mais ne l’attristait pas. L’humour habillait son visage à partir des lèvres et du menton, la lumière entourait la bouche, arrondissait des commissaires faisant cercles concentriques comme sur un miroir d’eau. Il avait aimé les Eaux et Forêts, dont l’Office est généralement le complément d’émoluments pour le secrétaire général de l’Elysée. Il avait parfois une silhouette française, sans âge, marquée d’aucune génération, quand il se trouvait debout à converser avec beaucoup, une silhouette d’homme de sympathie et d’attention. Dans le tête-à-tête auquel il se prêtait, il avait la phrase parfois acérée. Il me vient de rapporter son mode de jugement sur les gens, et surtout les personnalités, à ce mot caractéristique de saint Benoît et d’une vie en société : hoc sit quod dicitur ! qu’il soit qui il dit être, ce qu’il dit être. Je l’ai souvent dit et écrit, il renvoyait à nous-smêms, il nous adjurait d’être digne de nous et d’être homme, femme, debout, vivant.

En somme, c’était une personne bien avant d’être un personnage quoique physiquement, intellectuellement, moralement, politiquement il prêta tout à un portrait et à des récits hors normes. Un homme d’esprit, un homme d’humanité, un homme par lui-même imposant le respect comme base de la relation mutuelle, mettant les choses à leur place vraie, le raapport de soi avec soi et le rapport de soi avec la réalité, tout le reste devait s’en déduire. Il n’était donc étonné de rien, ni des événements, ni des trahisons, ni des dévouements, il n’en oubliat cependant aucun, manifestait très peu ou pas du tout, faisait tout ressentir, parlait et s’exprimait autant par son silence que par son dire. On parlait – je parlais avec lui, sans introduction ni conclusion, le matériel, la finance étaient de l’ordre du pratique qu’il fallait assurer avec soin, toute délégation imposait suivi, contrôle, une responsabiloté donné ou acceptée devait être assumée, et surtout devait donner lieu à des soins et à un comportement dans tout le champ, dans l’exhaustivité du champ qu’elle embrassait, et même dans ce qui en dérivait ou la caractérisait.

Il est – gisant ici – peu ressemblant. D’abord parce que jamais je ne l’ai vu paupières fermées, parce que toujours il y avait son regard. Il était regard bien plus que dire. C’était un regard chaleureux, velouté, attentif, apte à se poser sans peser ; un regard qui ne gênait pas, qui ne fixait pas, qui ne fuyait pas, qui n’allait pas au-delà du moment ou de l’interlocuteur, pas non plus à s’arrêter à d’autres objets que celui du moment. Ce regard était brun exactement du ton de ses cheveux, mais bienplus doux. Dans la vie, il avait une chevelure sobre, peignée en sorte de couvrir le dénuement du front et du haut du crâne, mais ce n’était pas camouflage. Tel qu’il était, il était bien ; il avait un physique qui lui allait bien et qui signifiait, fortement et évidemment, on existe, on vit, on avance avec ce que l’on est, tel que l’on est, voilà, me voici, vous voilà. Venez disait-il pendant le temps – presque jusqu’à ces années-ci – où il avait la disposition entière de ses bureaux. On arrivait aussitôt de plain pied dans la salle ouvrant entière sur la Seine et son « front », trois tables étaient parallèles aux baies et au balcon, il était généralement à l’une d’elles, à considérer le courrier plus qu’à l’étudier, les livres et dossiers faisaient parfois piles nombreuses, sinon désordre. Il était assis comme ceux de l’équipe qui étaient là, Denise le plus souvent et en quasi-permanence, Marthe M. aux débuts et parfois ensuite que j’ai vue blanchir de chevelure totalement, bonne et au regard amusé et tendre. Denise était et était voulue très professionnelle, dans ce rôle qui l’encastrait, l’épuisait, elle ne perdait jamais une patience que son bénévolat, à sa retraite et que l’alacrité du ministre, puis de l’ancien ministre ont rendu de tous temps très méritoire. J’aimais ces deux présences, mais ne pouvais ni vraiment les saluer ni m’attarder auprès d’elles, d’un bref et calme : venez ! il nous entrainait dans sa petite pièce qu’un couloir arrivait en parallèle au mouvement de la salle à l’entrée, desservait depuis le dos de Denise, on passait cependant directement aussi, on s’asseyait vis-à-vis, on racontait soi pour commencer et le vif du sujet était le présent, sans projets et avec peu de mémoire. Mais le moment présent appelait tout et était riche davantage d’évocation  ou de convocation de personnes vivantes ou mortes, que d’anecdote ou de considérations. Il était le contraire d’un abstrait, mais ce n’était pas non plus un entomologue, ni un dessinateur ; il disait ce dont il était sûr, même quand cela pouvait paraître à qui l’écoûtait ou lui parlait, injuste ou peu fondée.

Ce qui fut toujours juste chez lui en paroles autant qu’en actes, c’était la réaction. Pour spontanée qu’elle fut, sa réaction venait des entrailles et du cœur et cela formait une immédiate réponse, une totale réponse à une situation, à un fait. Cette réaction était donné d’un geste, d’une phrase, avec – donc – une complète parcimonie de moyens. Sans du tout cultiver l’attitude, le théâtre ou la manie des œuvres complètes ou du mot qui sera retenu par quelque grand nombre, il était alors d’une telle cohérence, d’un tel bon sens, d’une telle simplicité, que cette authenticité-là gravait tout. Elle fit merveille quand il eût la charge des Affaires Etrangères, du moins cela se voyait-il, et curieusement cela s’était pressenti. Je ne fus sans doute ni le tout premier ni le seul à comprendre qu’en quelques jours une personnalité décisive émergeait, était portée par une nomination importante mais pas exceptionnelle en politique, et allait illustrer d’une manière aussi surprenante qu’exacte et adéquate tout ce qu’il fallait que nous fussions à l’époque et dans les circonstances qui apparemment nous dominaient. J’écris : nous, parce que comme nous, il considérait la France comme un bien propre et proche, ne valant que par ce que nous vaudrions, saurions valoir et lui apporterions. Nous, les Français, ses contemporains, nous, ceux qui l’admirions et le suivions, le soutenions sous des formes et selon des rôles et des étiquettes divers, mais avions en commun la France et lui, et c’était fort libre d’adhésion, de convictions plus analogues que communes. Il commença de nous plaire parce qu’imprévisiblement c’était lui, ce fut lui qui réincarna la France et une grande politique, donc une politique étrangère, à un moment où déjà – seulement quatre ans après le départ du Général – on pouvait désespérer, nous désespérions qu’il se trouva plus jamais quelqu’un qui assuma, comprit ce rôle et le redonne, le fasse vivre sans annoncer que ce serait ceci ou cela, pour qu’on le sut à l’avance. Il ne se para d’aucun habit, ne donna aucune référence et fut d’un coup manifeste ; on reconnut ce qu’il faisait et il en devint en quelques semaines grand, décisif, et d’une certaine manière définitif. Encore aujourd’hui sur son lit d’emprunt, plus un brancart qu’autre chose. Pourquoi ? parce qu’il démontra qu’exister n’est pas affaire de moyen, pas non plus d’affichage d’une prétention ou d’une volonté, mais consiste entièrement à ne se laisser ni dédaigner, ni contourner, ni exclure, ni manœuvrer, quitte à être un temps isolé. Parce qu’il disait ainsi que n’importe qui d’un peu conséquent et réfléchi ferait aussi bien sinon mieux que le Général en son temps, pourvu que ce fut sans aucune arrière-pensée et uniquement en proférant des vérités, la vérité. Cela suppose du coup d’œil et de la patte, mais la portance autant du peuple, puis des peuples que des événements presque toujours vite dociles à l’appel de qui a su les analyser et les enfourcher, au lieu de s’en laisser abandonner, est telle qu’énergie, imagination arrivent vite, et submergent ce qui au début était encore un peu flou, imparfait et méritait quelques redites ou retouches. La leçon qui fut historique, il continua ensuite de la donner en particulier à ceux qui lui demandaient un conseil qu’il refusait, pour en retour leur administrer que tout est possible pourvu qu’on y fasse attention, vraiment, sincèrement, pratiquement.

Ecrivant ainsi, je n’écris pas ici, je vis nos dialogues qui se répétèrent d’Avril 1974 à Décembre 2001.Mais nous sommes – maintenant – ici. J’ai souvent pensé qu’une biographie de lui serait impossible à rédiger, en tout cas qu’elle serait superfétatoire, tant il a lui-même écrit son interprétation des événements parmi lesquels il vécut ou qu’il avait marqués. Il ne disait jamais ni son rôle ni ce qu’il avait voulu que fût ce rôle ni, non plus ce qu’il s’était passé. Il ne faisait pas preuve ni d’auto-biographe ni d’historien, il ne prétendait pas non plus écrire une œuvrer. Fut-il le premier surpris ? du succès considérable de son premier livre ? Mémoires d’avenir, surpris de savoir aussi bien composer et écrire, et que ce fût si immédiatement salué par les lecteurs, par l’opinion, par la critique. Cela surprit qu’il sût… aussi écrire et publier. Je m’en réjouis aussitôt et dès le second ouvrage, je sus que j’allais avoir une forme de compagnonnage de plus avec cet homme que je considérai désormais comme une vraie chance pour mon pays et dans ma vie. Qu’il entendît s’engager en politique, y faire recette, tout l’y avait poussé dès que les premières semaines au Quai le montrèrent hors du commun, passionnant et pas seulement insolite, prévisible pour l’extraordinaire qu’était ce retour à des sources et à une pratique abandonnées depuis un temps qui alors paraissait très long. Surtout qu’il le faisait tellement à sa manière et qu’il était donc inimitable.Donc, il ferait de la politique, ou pluôt il existerait politiquement et dans un but précis, maintenir, continuer, entreprendre, durer, être contagieux. Par quels moyens ? Je lui proposais et délibérai avec lui plus des thèmes qu’une tactique, une stratégie, des alliances ; je pensais et, maintenant que je suis peu éloigné des années où un homme peut se souvenir mais plus tellement se remuer et remuer, je continue de openser que les thèmes apportent les opportunités et appellent les moyens, et bien plus : les concours. Se tromper sur les moyens et les voies, personne et pas l’Histoire n’en tiennent rigueur – d’ailleurs, là-dessus aussi, il se trompa peu – mais c’est sur les thèmes, c’est-à-dire sur le fond, qu’il ne faut pas broncher ni se montrer défaillant. Sa cause était bonne, excellente, urgente et manquait de champion, tant les politiques de l’époque étaient précautionneux et les clivages droite-gauche revenus défendaient d’imaginer. Il y a deux formes de routine, celle par facilité, celle par volonté. Aucune des deux n’est féconde, elles animent la vie d’un peuple par distraction et laissent toute la suite aux surprises, ainsi celle du 21 Avril dernier, quand la vérité, sortant soudain toute nue du puits où on l’avait jetée depuis si longtemps et sur laquelle on rajoutait encore tous les déblais du rappel assidu et net des circonstances recommandant, précisément, la vérité. Très différemment du Général et de son grand ministre, et d’abord parce qu’il était seul et que son chef était mourant et que ce chef, d’ailleurs, il en connaissait autant les petitesses que des grandeurs alors censément vertus de courage et de prudence, Michel JOBERT sut tout dire et tout être, de la cause de notre indépendance à celle de l’Europe pour faire retour chez nous et en nous, et appeler, donc, à la démocratie, celle du ras des paquerettes, bien avant presque tous.

De quoi mourait-il ces derniers temps ? de lassitude, a-t-il répondu à Pierre PLANCHER. La lassitude, vous savez ce que c’est ? Elle est, je crois, un mélange de satisfaction de la tâche accomplie, de conscience de ne pouvoir faire ni être davantage, et d’une intense fatigue de rencontrer alors le vide. Je ne crois pas du tout qu’il mourait de frustration, de déception et d’une carrière qui n’avait été que fugitive, s’était éloignée de lui ; il n’eût pas voulu la refaire, encore moins autrement, pour un empire. Si je me suis reconnu en lui, c’est bien parce qu’il ne réfléchissait et ne se comportait jamais en homme qui veut obtenir quelque chose, mais toujours en homme qui voudrait que ce soit beau, grand, digne, pas imbécile, pas insuffisant. Qu’était ce « ce » sinon tout : les relations humaines, la vie de notre pays, l’organisation du monde, la littérature, autrui, les autres, soi. Sa lassitude était en fait une forme de bonheur d’avoir à rendre les armes, à accrocher les gants au vestiaire, sa lasssitude d’avoir avec une telle continuité, une telle cohérence, une telle persévérance vécu constamment la même chose, sous le même drapeau, dans un même univers, celui de la France et du monde contemporains, celui de Paris dont l’Afrique et le Maghreb jamais n’étaient loin. Lassitude de ne pouvoir tout dire et d’avoir tout dit, tout dit et écrit de ce qui peut s’écrire dans l’impossibilité et l’indignité de se plaindre, de se dire soi-même. Farouchement indépendant, conscient de soi au-delà de tout orgueil, de toute vanité, très au-dessus de tout sentiment d’estime ou de mésestime de soi, naturel et simple, se proclamant simple, non complexe, pas du tout tortueux et étant en effet l’accessibilité-même à qui s’en donnait un tant soit peu la peine, Michel JOBERT n’avait ni référence, ni modèle. Il avait des amis, il n’imitait personne, il ne faisait pas de disciple, il exigeait qu’on soit limpide, précis, net, pas pesant, pas dépendant, pas triste pour ce qui ne vaut ni larme ni réflexion. Il ne se plaignait pas, sinon de n’être obéi, servi dans les choses minuscules de la bureautique, aussitôt qu’il en avait la nécessité ; il souhaitait qu’en retour on ne se plaignît pas non plus. L’exaltation était son contraire, sa joie, ses joies, la venue du succès, je n’en fus pas le témoin. Je suppose qu’il restait d’apparence sceptique et amère, parce qu’il savait, vivait et enseignait la précarité de presque tout, sauf de la valeur d’un acte humain. 13 heures 40 +


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