lundi 19 novembre 2012

si la France mentait ... - 3

III


Si la France mentait… Je reçois journellement des messages de dénigrement et de mépris vis-à-vis du gouvernement actuel. Le flux a commencé au début de cette année parce qu’il y avait l’élection présidentielle et qu’au programme de l’un des candidats a figuré des projets de législation sur la morale et sur la biologie. La seule référence claire de ces prières de manifester contre de tels projets puisque leur porteur est devenu le président de la République, est la haine, pas du tout des observations sur l’humanité, sur les temps actuels, sur notre pays. Procès d’intention, hurlements se voulant prophétiques d’une catastrophe, d’une fin de civilisation. Quelle civilisation ?

Fatigué d’échanges où ni la raison ni l’amour du prochain et du pays ne convainquent des obstinations et des adjurations qui ne m’ébranlent pas davantage, je suis allé chez notre vieil ami, Jean dit le bon. Il y eut un roi de France, pendant la Guerre de cent ans contre les prétentions anglaises à nous imposer leur propre roi ; il s’appelait Jean le bon, Jean 1er. Le second est né posthume, a peu régné, a été assassiné au berceau je crois, et Jean III, duc de Guise, était le « prétendant » à la couronne de France dans les années 1920-1930, père du comte de Paris : Henri VI, si l’on numérote, mais qui n’a pas plus régné que Henri V, comte de Chambord dans les années 1850-1880. J’ai connu, bien connu le comte de Paris, majestueux et fraternel, décrié par les uns, apprécié du général de Gaulle à titre personnel et aussi selon son ascendance. Devant le lit de mort de son père, Philippe de Gaulle dit au prince : en d’autres temps, Monseigneur, mon père eût été flatté d’être votre premier serviteur. Et j’ai suivi quand j’étais à notre ambassade en Autriche, à Vienne, les traces de Chambord à Frohsdorf et à Gorizza, jusqu’au caveau de l’autre côté de la frontière slovène. Tu sais que j’ai constitué ma bibliothèque (que j’ai fait relier, pas cher du tout, au Portugal, pendant cette « révolution des œillets » qui changea tout mais ne fit aucun mort) autour de ce thème : la légitimité, mais pas entendue comme la seule question royale. Je la comprends comme la matrice de notre histoire et comme la question de France. Chaque crise de légitimité, de doute sur nous-mêmes, de doute sur notre régime politique ou sur nos alliances internationales, sur nos chances d’avenir quand nous sommes battus à plate couture, ce qui nous est souvent arrivé, ou qu’économiquement nous sommes au plus bas, nous débrouillant mal, nous a – jusqu’à présent – tiré d’affaire : des sortes de résurrection économique, politique, diplomatique, militaire mais surtout mentale, si amoindris que nous étions et rapetissés que nous ayons désormais à accepter de devenir.

Nous en sommes là dans mon esprit quand je visite Jean le bon, déplorant les ampoules fumées ou opaques qui sont désormais introuvables, le temps des locomotives à vapeur jamais en panne et toujours à l’heure – apogée sans doute de la mécanique à l’âge des architectures en fer de 1850 à 1920, les engrenages, les bielles, la Tour Eiffel où nous sommes montés pour constater que Buffalo Bill et un chef zoulou nous avaient précédé, le tzarévitch futur Niolas II, le malheureux, aussi. Il me rend le tome II des mémoires de guerre du général de Gaulle, l’édition tricolore que Manou, ta grand-mère, ma maman, m’avait offerte à mon adolescence. C’est le livre à couverture blanche de l’unité. Il l’a lu, comme le premier : l’appel qui était en bleu. J’admire, car il lit peu. Ouvrier très spécialisé chez Renault dès les années 1950, puis chez Thomson ensuite, casquette nuit et jour sur le crâne qu’il regrette d’avoir chauve, sa femme plus âgée que lui mûrée dans une semi-cécité et un mutisme volontaire se veut grabataire depuis qu’elle s’est malencontreusement cassé une jambe en étant rencontrée, debout, par la porte qu’il poussait sans savoir sa femme juste derrière. Comme un de nos voisins plus proche, bêchant avec constance ses quelques mètres carrés devant une maison mitoyenne du logis longtemps de la centenaire du quartier, passant maintenant à des étrangers qui s’y succèdent et qui attendent sa mort pour s’agrandir au total de la longère… le vote de gauche, le vote ouvrier, réplique exacte de l’interrogation d’une de mes sœurs, à la veille du 10 Mai 1981 : comment veux-tu, dans notre milieu (alors le champagne rémois…), que nous votions autrement ? il est vrai qu’à une autre, au même repas de famille pour une première communion chrétienne, j’avais assuré que si François Mitterrand était élu, nous aurions les chars soviétiques dès le lendemain tournant place de l’Etoile. Ma chère sœur m’avait dit : tu crois ? je l’avais assurée d’avoir vu aux frontières d’Allemagne de l’est, j’étais alors affecté à Munich, à notre consulat général, ces chars déjà vibrant d’un élan encore retenu…
Jean le bon me montre un recueil établi, grand format, par le Télégramme, les scènes de libération de la Bretagne et il me raconte à nouveau, son père, véritable anticipation – il était facteur – de Jacques Tati dans la fête au village. Un as du tir à la fronde étant enfant, puis au fusil pendant sa tournée, la bicyclette sans freins pour l’alléger au maximum, tirant tout en roulant et ne manquant jamais. Il faisait la transmission de plis vers la Résistance pendant la guerre, après avoir tâté de Drancy alors que de Brest il était revenu à pied avec un autre natif de Riguini – son camp romain et l’allée, les levées de terre qui en restent – se faire démobiliser. Mais connu comme tireur d’élite (il avait la mitrailleuse arrière d’un de nos avions de chasse), il avait été aussitôt interné. Dans le même temps, de Noyal-Pontivy où il vivait en famille, sa femme avait dû aller à Riguini, à bicyclette, et – Samaritain au féminin et d’un autre temps – elle avait trouvé sur la route, une motocyclette allemande accidentée, elle avait soigné les blessés, ce qui fit élargir le mari. Jean le bon raconte de mieux en mieux, mais pour la énième fois, ces deux épisodes jumeaux, liés puisque tout a concouru au drame puis à l’heure issue. Les références sont là, nos références. L’insurrection de l’âme sans rien perdre de l’humour espiègle ou d’une certaine compassion.

Voici que dans la chapelle du bas du bourg, vitrail invitant à venir, multicolore comme une décoration de boîte de nuit ou d’une fête de Noël, est donnée un condensé de l’œuvre de Germaine Tillion, écrivant, cachée par ses camarades de bagne, une opérette à Ravensbrück. Décor minimum puisque la troupe – deux actrices, une lyonnaise, une jurassienne, et un faiseur du son et des lumières – est ambulante, de la toile noire en trois panneaux faisant ressortir l’argent des barbelés, un faisceau de louches en bois peintes et trouées pour figurer des visages de morts sur des vêtements de papier tortillé, une cagette avec d’autres ustensiles de cuisine, ceux-là métalliques et équilibrant en batterie la façon de cimetière ou de hurlement humains. Peut-être une dizaine d’années de décalage, l’une des interprètes joue comme Hélène Falconetti ou Sandrine Bonnaire dans leur rôle de Jeanne au bûcher, le regard fixe, reflétant la lumière mais le corps souple et élancé, le visage de cette beauté qu’ont les femmes ordinaires quand, régulières de trait, douces et lisses de peau, elles ne sont pas à la mode et ne cherchent aucun désir masculin tandis que l’autre, plus lourde et ménagère, a le don du pathétique, de la vérité, de la présence massive du pire chagrin, celui de vivre. Se donnant épaule à épaule ou presque dos à dos une colonne à laquelle l’une contre l’autre s’appuyer, elles chantent avec justesse la poésie de l’innommable quand on a chois d’en retenir l’atroce cocasserie. Le rutabaga, la chiourme, le lenu imaginaire, le chauffrage … au gaz, les seins devenus des martyrs sont psalmodiés, presque mieux que la vie, Germaine Tillion, trouve les refrains. J’étais ému aux larmes. Ta Maman qui avait connu – à la Sopexa, cet outil de promotion à l’étranger de nos xportations agricoles, dont elle dirigeait le personnel – Jacqueline Péry d’Alaincourt, une beauté à s’agenouiller, surtout entre femmes, d’admiration, rencontre la seconde des artistes. Je la vois, le front rendu au lisse de son enfance, le visage illuminé, rayonnant de ce dont elle témoigne. L’assistance oubliait, comme nous, cette époque-ci et était venue à ce temps-là. La haine, l’amour, l’amitié ne savaient plus leurs mots d’appellation respective. Ni shoah, ni France, aucun qualificatif, aucune raison d’être au camp, il n’était ou chanté que le supplice et les dix-sept heures debout d’affilée. Pour synthétiser la campagne de l’homme du 18-Juin en vue de sa réélection, la première du genre au suffrage universel direct, la tribune à la porte de Versailles fut donnée à François Mauriac – « dans le doute il faut choisir d’être fidèle », avait-il écrit dans son bloc-notes, quand le choix de la procédure référendaire en Octobre 1962 troublait beaucoup, le droit constitutionnel, le précédent plébiscitaire des bonapartistes – à Jean-Marcel Jeanneney, la dynastie républicaine autant que la première ambassade de France en Algérie désormais indépendante, et qui serait l’écrivain de la dernière interrogation référendaire du fondateur de cette démocratie aujourd’hui oubliée, la démission du dirigeant quand il est désavoué, et à Germaine Tillion. La France nue ne mentait pas… parce qu’elle était, précisément, nue. Si la France mentait, elle donnerait une réponse douteuse. Ce qui fut. De Gaulle fut banalisé. « Je dis l’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie… Quoiqu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. » La voix, l’incongruité du physique, si exceptionnellement majestueux quand commencèrent les vieilles années, servaient au paroxysme le texte faisant strophe, tryptique millénaire, antérieur de beaucoup en esprit à la devise républicaine.

Le discours lu le 18 Juin 1940 à la radio de Londres n’est pas un appel mais une réponse. De Gaulle n’aurait eu aucun impact s’il n’y avait eu dans l’instinct et le cœur de beaucoup de Françaises et de Français la volonté de dépasser le moment et de se donner de nouvelles chances, un avenir. Parce qu’il en avait le métier – militaire – et parce qu’il en avait l’intelligence – grâce à son tempérament libertaire et réfractaire aux modes et entrainements – le jeune général d’alors donna figure puis organisation, autant qu’il était possible à ce reste, mineur mais acéré, de la volonté nationale. La refondation française au XXème siècle est là. La victoire n’avait pas terminé la Grande Guerre et avait au contraire inscrit le doute, sinon la peur, dans les consciences françaises. Le lien n’était pas fait entre les conditions de la « sécurité collective », beaucoup plus abstraite et difficile à concevoir puis mettre en œuvre, que la volonté de « revanche » après la défaite de 1871, et l’évolution sociale du pays. Comme dans le premier avant-guerre, avant Août 1914, la France rayonnait en 1938-1939 de tous les arts auxquelle elle excellait, se célébrait et était célébrée même dans sa version du Front populaire et des grèves générales. Elle commençait même de s’inventer un régime d’économie mixte, exceptionnellement consensuel que rarifierait et structurerait la Libération. La parenthèse et les bonnes volontés de la Quatrième République n’étaient qu’une partie d’un puzzle dont les bonnes pièces avaient déjà de l’adhérence à la réalité française. Il suffit à de Gaulle de les réagencer, c’est-à-dire d’avoir la vue d’ensemble. Son véritable appel a été la fondation du 27 Avril 1969, le pouvoir si bien constitué qu’il soit, si magnifiquement référencé comme il l’était de la restauration nationale de 1944-1945 au ressaisissement des événements et des esprits à la fin de Mai 1968, ne peut être tenu par qui que ce soit s’il n’est consenti, s’il n’est une réponse forte et constante à ces appels implicites du citoyen exigeant sens, gestion, considération. De Gaulle partit donc, après lui aucun n’en a fait autant soit que plus aucune question ne soit posée vraiment par referendum, soit que le vote négatif renforce au contraire la résolution du possédant de rester dans le palais présidentiel. Toutes les réformes constitutionnelles depuis l’an 2000 n’ont qu’un seul but, éviter la mise aux voix du peuple directement. Bien entendu, on ressasse que ces oerfectionnements font avancer la démocratie. Ce sont les départs du général de Gaulle qui l’ont fondée chez nous. Il se trouve que sa proposition institutionnelle nous réconciliait aussi avec nos instincts monarchisants.

Si le pouvoir politique est si loin, si flou malgré son envahissement par le commentaire audio-visuel, si l’homme au pouvoir, la femme au pouvoir si peu différente de l’homme, la diversité n’étant que dans l’obsession de séduire, le masculin par les promesses, le féminin selon « le plus vieux métier du monde », comment établir l’exigence en sote que son ressac use les falaises des mépris, des pédagogies et des carrières thématiquement creuses et inexpertes. Les seules manifestations applaudissant et soutenant un pouvoir politique ont été – précisément – celles d’Août 1944 et de Mai 1968, directement en relations avec de Gaulle. Toutes les autres depuis un grand siècle de mouvements sociaux, d’irruptions ou d’hébétudes collectives ont été de protestations, d’oppositions.

La résistance est un lieu national. Immatériel, sans sanctuaire même si celle des maquis et des prisons, des camps a ses mémoriaux, ses monuments et ses dates anniversaires. Celles-ci sont bien moins ouvertement célébrées que les victoires militaires – les 11 Novembre et 8 Mai – ou la fête du Travail, aux origines et à l’esprit incertains. La résistance est achronique, elle est actuelle, immédiate, son organisation, ses origines conjoncturelles n’importent pas. Elle renverse les hiérarchies pas en l’emportant mais en faisant se rencontrer – se vérifier – à nouveau les Français entre eux. Tu as porté le 11 Novembre dernier, à tes bientôt huit ans, la gerbe communale devant le petit obélisque du monument aux morts, ici, dans le bourg de ton école, de notre boulanger et de la mairie où se demandent et s’émettent nos papiers d’appartenance à la collectivité nationale. De musique qu’enregistrée, d’uniformes que celui des pompiers et d’un officier de gendarmerie à la retraite. Artifice ? non, « le verre de l’amitié » en mairie, les portraits officiels du général de Gaulle et de Georges Pompidou toujours absents quoique je les ai achetés et rapportés de Paris, de Gaulle en petit format, le grand épuisé. Je ne t’ai pas encore emmenée, tu étais bien petite en 2010, mais peut-être – déjà – aurais-tu aimé ? aux manifestations d’opposition à la réforme des retraites. La foule canalisée par le trajet urbain plus que par des services d’ordre, et de qui d’ailleurs ? Les chants, refrains, slogans, la gaîté, la trouvaille souvent des banderoles, un groupe de filles parodiant les costumes bretons. A plusieurs reprises, ces heures de marche, deux peut-être, plus une heure de discours place de l’hôtel-de-ville, ont été joyeuses et informatives aussi. Le régime de retraite propre aux députés, notamment. En revanche, les cortèges entre les deux tours de l’élection présudentielle ratée de 2002 – quand au second tour, Jean-Marie Le Pen ravit la vedette à Lionel Jospin et empêche donc la victoire trop anticipée de celui-ci – étaient monotones. La dénonciation du « fascisme » aujourd’hui en France est artificielle parce que son objet est artificiel. Les différents airs sur celui des lampions, les voitures-son à haut-parleurs en serre-file ont quelque chose d’effectivement forain. Il n’y a donc pas eu de mouvement de l’été de 2010, les employés de raffineries ont organisé un blocus, le parti au pouvoir a crié à la prise d’otages, les automobilistes et une sorte de propagande sans organisation apparente ni vecteurs identifiables a repris une antienne de vingt ans : les manifestations, soit ! les grèves, oui, mais à condition de ne gêner personne et par conséquent ni les dirigeants responsables de l’entreprise et du conflit social ni les usagers s’il s’agit d’un service d’intérêt public. La grève à condition qu’elle n’exerce pas ce pour quoi elle est déclenchée : une pression.

La dernière à l’aboutissement indistinct, sinon à la victoire d’une gauche apeurée d’elle-même l’emportant  à son propre étonnement : le « mouvement de Novembre-Décembre » 1995 et la dissolution d’Avril-Juin 1997. De précédent contemporain que les « événements de Mai » 1968 et l’exécution du général de Gaulle par sa droite. Je pense que si tu avais été jeune fille, en 1968, tu n’aurais pu être ma fille, j’avais vingt-cinq ans, je vivais deux chagrins d’amour à la fois, il était improbable que nous nous rencontrions et nous ne nous sommes pas rencontrés, mais tu m‘aurais fait venir aux barricades et tu m’aurais expliqué de Gaulle à l’envers, sans nulle hargne contre lui mais avec pire que du mépris, une ou deux phrases ramenant « la bourgeoisie » au néant, à l’inculture, à la stérilité. Il m’a fallu l’expérience familiale du mariage sans doute d’amour mais avec un partenariat très argenté pour vivre cette inculture, cette stérilité, et si tu étais restée avec moi, après nos amours de Mai – il y eut alors beaucoup d’égéries sur les épaules des garçons pour en beauté agiter des drapeaux rouges ou tricolores, qu’importe, mais des drapeaux… tu sais en gymnastique ce que fait vibrer en nous le ruban à la chinoise ou la forêt frénétique du drapeau en orage de rues, de manifestations, de défi au vent – tu aurais partagé le début de mes itinéraires politiques et esthétiques. Tu es ma fille, née à l’anniversaire du général de Gaulle, nous ne fûmes pas ensemble il y a quarante ans et plus. L’aboutissement de 68 fut l’élimination d’un politique qui avait introduit l’imprévisible dans les événements et disait, à sa manière, l’ambition aujourd’hui perdue d’abolir le salariat et de mettre le comité d’entreprise à égalité de l’actionnariat pour que marchent les affaires. L’arme des manifestants avait été la poésie et la réplique, celle des grévistes les suivant sans quitter leurs lieux de travail qu’ils bloquèrent alors fut la grève générale. J’ai lu puis – honneur et bonheur – visité dans les derniers mois de sa vie le préfet de police de l’époque, Maurice Grimaud. La vieillesse a parfois, quand l’âme est belle et que le vie fut grande, avisée, respectueuse du vrai, un visage magnifique, au-delà de toute noblesse. C’était l’une des dernières images que je recevais d’une époque où j’avais été adolescent et où tout fut parfait, malgré mes désespoirs que de Gaulle vacille et fut dédaigné. Car des forces de l’ordre aux étudiants – les « Katangais » – de la Sorbonne, aux Français moyens rivés à leur poste de télévision, au Premier ministre prenant l’antenne aussitôt suspendu le discours des meneurs ou des sérieux de ce mouvement que personne ne comprenait complètement, surtout pas les acteurs, venant aux pavés du boulevard Saint-Michel ou aux échauffourées de la rue Cujas, dans la lumière des fumigènes, des grenades, des incendies de voiture, tout était contenu dans des limites non dites mais respectées. Silence et pause pendant le discours du présdent de la République, du vieil homme d’avoir exercé le pouvoir suprême pendant dix ans, poussé au musée par la jeunesse à qui son exploit plus spirituel que matériel vingt-huit auparavant (ils n’étaient pas nés) avait permis d’exister. Silence de cet ancien président du conseil, glorieux de sept mois seulement d’un gouvernement méthodique et précaire, venu écouter dans un stade, celui qui jouxte le boulevard périphérique de Paris, près de la porte d’Italie, des choses moins rudes que celles subies à l’Odéon, son théâtre, par Jean-Louis Barrault. Lamartine avait, d’un effet de tribune, abattu le drapeau rouge cent vingt ans auparavant, le drapeau qui n’avait alors fait que le tour du Champ-de-Mars, bien avant que la tour Eiffel n’y soit dressée, quand le dernier roi de naissance et de légitimité fut ramené de force par le cortège de son peuple depuis Varenne jusqu’au palais des Tuileries, sa prison. Celui qui l’avait reconnu si peu avant d’atteindre Sainte-Menehould et les troupes, fidèles ou mercenaires, marcha-t-il jusqu’à Paris ? En 1968, du boulevard Saint-Germain se voyaient encore les drapeaux noirs sur le théatre de l’Odéon, bien après que la grève générale se soit éteinte sans mot d’ordre. L’histoire a retenu le nom du bonhomme de Varenne qui avait, une première fois auparavant, vu le roi autrement qu’en effigie et l’identifia donc, mais pas celui qui quatre vingt ans plus tard mit le feu à son palais, celui des monarchies détrônées du XIXème siècle, celles des face-à-face manquées avec les Français qu’elles firent devenir le peuple. Le roi disait : mes peuples, et Louis XV à une délégation des états de Bretagne répliquait qu’il était seul représentant de la nation. Anticipation de la conférence de presse du général de Gaulle, deux ans avant la première élection présidentielle au suffrage direct, justifiant la prééminence du chef de l’Etat duquel tout procède. Le substitut du roi – ou le successeur ? l’histoire française est encore fluide, elle n’a pas décidé ce mode d’être national qui est décisif – ne pouvait être que le peuple. Il le fut.

Jules Michelet a su tellement bien le dire qu’il l’a peut-être inventé. Pas du tout en le définissant en géographe, en démographe, en ethnologue, en linguiste. Les Français ne sont que foule bigarrée et disparate. Dans sa tour normande, sans austérité ni luxe, il a simplement vu et décrit le mouvement, le flux, les assemblages, les rassemblements, les journées. De Juin 1789 à Décembre 1995, combien ? pas de héros, des gouvernements rarement brillants, pas vraiment de vainqueurs ni de vaincus mais les deux dimensions de la vie : la mort par fusillade, par combat, par erreur, les journées révolutionnaires de 1791 à 1795 et à nouveau celles de 1830, de 1848, après la contention de la gloire et de la conquête d’un continent entier pour des idées nouvelles, les seules à avoir subsisté depuis car la révolution américaine un peu antérieure dans le temps et dans la sémantique n’arrive pas à secouer les Etats-Unis des horreurs récentes de Guantanamo ou des exécutions capitales, car la révolution soviétique n’a pas survécu à l’intuition démocratique du dernier secrétaire général de son parti d’Etat… et la fraternité de se sentir ensemble conquérant d’un nouvel espace, celui d’une liberté qu’on ne devinait pas juste avant d’aller la cherche dans la rue, dans le coude-à-coude, même si l’on perd, même si les chefs se casent – Nicole Notat héroîne en 1995 avec la C.F.D.T. et couverte d’or comme l’architecte de Cléopâtre quand elle cautionne l’agence de notation du patronat français moins de dix ans après. Ta Maman et moi, avec Lapina, notre chienne unique alors, flot rouge entre les oreilles en pompons, du côté de Saint-Augustin, caravane presque de cirque, à la Nation, dans la nuit venue avec l’arrivée d’un quidam au drapeau gigantesque, vive la sociale, les merguez, les tambours aussi sonores que les tobols du Sahel. Et en grève générale qui se ressent surtout à celle des transports et aux pompes à carburant ne débitant plus, qui enserre le pays entier pour que les dirigeants bougent, écoutent, regardent quand les chauffeurs routiers occupent les autoroutes, il se passe quelque chose en tout le monde et tout le monde. Les Français, s’ils sont dans la rue, se parlent, s’arrêtent, ils vérifient des affinités. Celles-ci sont simplissimes. Le pays vaut la peine que l’on espère tout. Les dirigeants s’ils étaient mieux conduits par un peuple exigeant – au lieu de faire de la pédagogie comme il est de ton aujourd’hui de le leur recommander – pourraient faire merveille, en demeurant médiocres. Les diagnostics s’échangent, l’énumération et le repérage des moyens. Le mouvement social a deux départs de feux, dans nos histoires en tant que nation. L’explosion en un point donné, l’entreprise qui ferme, les annonces non discutées. On s’assemble. Ce peut être la fusillade de Fourmies en 1909, Clemenceau dont se réclamerait le ministre de l’Intérieur de la gauche, un autre en 1936 au contraire, tellement attaqué par la haine des droites nationalistes se suicida. On peut mourir dans les deux rôles. Ce peut être, d’un cortège qui arrive à l’endroit où tout devient nerveux et accident, la blessure, les cadavres promenés en charrette, boulevard des Capucines, en 1848 ou à Clichy, sur ordre de Léon Blum, les manifestant du Front populaire. Il y a aussi ce qui fume longuement, ne se hume que de mémoire ou sur le lieu-même. Pendant deux siècles donc, le peuple prend la place des héros. Ses monuments sont des dates. La colonne de la Bastille en marque quelques-unes. Paris est trop central pour avoir cultivé – jusqu’à présent, mais cela peut changer et ce serait un bon exercice scolaire que d’éveiller factuellement les mémoires locales, vécues, papiers, journaux, récits, aïeux à défaut des manuels – ce qui fut la tendance fédérative en société et en politique française. Les canuts, les révolutions lyonnaises, d’autres que je ne sais pas, Clamecy en Décembre 1851 contre le coup d’Etat de Louis-Napoléon. Le face à face des deux pouvoirs, le peuple et son mystique chef qu’est l’ouvrier, le gouvernement par ce qu’une question de cours en science politique ou droit constitutionnel définit comme le monopole de la contrainte organisées. Quand il n’y avait ni milice ni vigile, pas de sociétés de sécurité privée qui soit. 

Le sang et la sympathie, cet autre paysage qu’est la respiration collective des grandes expressions sociales. Longtemps, l’économie garda visage rural et visage d’usine, consistance française pour des exploits en invention et une sorte de tranquille transmission des savoir-faire autant que des épargnes de génération en génération. L’argent, la bourse, la spéculation, le sérieux de l’investissement étaient au second plan d’une scène où les travailleurs – concrètement et pas seulement au sens déjà rétrospectif il y a vingt et trente ans des discours plus nostalgiques que prophétiques – et l’Etat avaient un langage commun. Tout se jouait au vu du parterre, la coulisse, parce qu’on était en plein air, n’existait pas. De Germinal à ce film, mexicain ? la fièvre monte à El Pao, les luttes n’avaient pas de guillemets, elles étaient dures, elles imposaient le dialogue, le rapport de forces – tout cela est devenu du vocabulaire, ce furent d’abord des réalités de vie d’hommes, de femmes, d’enfants – et il en sortait ce qui devint, chez nous, le consensus, des lois, de la protection, des tribunaux ad hoc jusqu’à ce modèle social dont, depuis 2005, le pouvoir censément politique fait promesse de le défendre de l’intérieur et de l’extérieur, en légitimité et en viabilité. Promesse en compensation de son exercice désormais loin du peuple qui l’a – à cette date, certainement historique – désavoué : donner la parole aux citoyens convoqué en corps éectoral, hors les dates minima convenues, tombe maintenant en désuétude. La dissolution de l’Assemblée est dangereuse, pour n’avoir pas à y recourir l’élection législative est mise en dépendance de celle du président de la République, et le referendum n’engage plus celui qui le convoque et – battu – Jacques Chirac légitime par avance chacun de ses successeurs dissuadé d’aller au peuple par cette manière.

Pourquoi l’Etat contesté, le peuple ignoré ne se sont-ils pas révoltés alors que chez nous, ils gardent leurs moyens ? Je crois, ma petite fille, qu’ils n’ont pas osé depuis plus de quinze ans maintenant parce qu’ils ne s’en reconnaissent plus ni le droit ni le devoir. Si tu nous tiens tête, susceptible et braquée, c’est par science certaine de l’amour dans lequel nous te tenons. Et nous, tes parents nous avons que par affection et par intelligence, tu feras retour sur tes prétentions, tes affirmations. Tu peux oser, et c’est un échange. Un pays s’assassine quand son peuple – pris et commenté comme une statistique d’habitants, de recensés, d’imposables, de porteurs d’intérêts et de possesseurs de comptes en banque – ne se sent plus légitime en tant que tel, quand l’interrogation sur l’avenir l’emporte sur l’analyse du présent. Ce qui s’est appelé après coup et par ceux qui ne les avaient pas connus, les camps de concentration, l’univers concetrationnaire est une parabole terrible : rien ne s’imagine plus qui soit différent de ce que l’on vit, la mémoire passe pour de l’imagination. Dans les sous-sols du siège, place du Colonel-Fabien, du Parti communiste français, j’ai participé plusieurs semaines de suite à des échanges entre diverses personnes, d’origine, de militance, d’expérience très diverses. Comme tu le sais et le vois, j’ai l’habitude des réunions, de prendre des notes, d’intervenir davantage pour faire rebondir ou synthétiser que pour embarrasser qui que ce soit. Je buvais ce qui se disait et se trouvait, petit à petit, exprimé de plus en plus nettement par l’un, puis par l’autre, puis par moi, puis par notre ami, premier dénonciateur et analyste des fonds de pensions américains étudiés pour l’Agence financière de notre ambassade à Washington : comédie des processus financiers capitalistes, mais observation attristée puis tragique des intervenants dans ces soirées. La montée de l’individualisme et la décrûe, l’assèchement des réflexes, des habitudes de solidarité dans l’entreprise, dans le groupe au travail. Ce qui se décrivait – là – ces soirs-là me rappelait ce que je découvris par un vent de sable horrible et jaune, vent de sel surtout en arrivant au crépuscule, ambiance de science fiction, à Aralsk, le port principal sur la mer d’Aral dont les eaux avaient reculé de soixante kilomètres et le niveau baissé à son plus profond jusqu’à quatre mètres. J’intervins pour dire mon admiration du diagnostic que nous posions ensemble, la racine de notre déclin par la perte d’un sens primordial et historique, et que – précisément – nous n’aurions pu énoncer avec une telle certitude si nous l’avions pensé isolément. Je témoignais alors de mon expérience en famille où la jeune génération s’est fait convaincre qu’elle est cadre, qu’elle dirige la multinationale même si sa feuille de paie proclame le contraire. L’individu ayant sa chance sans la collectivité, celle-ci empêchant la chance personnelle. La lutte des classes obsolète faute de classe, la conscience de classe périmé car toute alternative à l’existant et à ses processus serait irréaliste, improductive. Sans doute, me mouvant dans la haute fonction publique ne m’étais-je généralement pas syndiqué, autant parce que je croyais en la justice distributive dans la gestion de mon corps de recrutement que parce que j’étais moi-même au petit pied, gérant de quelques parcours autres que le mien, celui de mes collaborateurs et des agents de mon ministère. Mais en rien cela ne signifiait ni ne justifiait des mœurs individualistes puisque le service public ne cherche que le bien commun. Ce n’était pas un slogan, c’était la référence mentale quotidienne. Dans l’équipe, cependant, chacun était indispensable. Que l’on puisse aujourd’hui mépriser les fonctionnaires au point de n’en remplacer qu’un sur deux en cas de retraite ou de départ et de signifier ainsi qu’un sur deux n’était pas nécessaire à la marche du service, de l’Etat, du pays me paraît aussi indigne que de chiffrer à l’avance et pour l’année le nombre de ceux que l’on expulsera faute qu’ils produisent des papiers en règle.

La vie sociale est révolutionnaire, l’économie n’est humaine et serviable que conviviale. La France rurale, à l’épargne durable, dont le capitalisme industriel n’était que familial tâtonnait, il y a vingt-trente ans pour trouver sa mûe. 1981 fut plus tricolore que rouge, Valéry Giscard d’Estaing s’était adressé sept ans plus tôt au monde en anglais, et le paquebot France avait été presqu’aussitôt désarmé : pas rentable. Yvonne de Gaulle avait été sa marraine.


Dimanche 18 & lundi 19 . Mardi 13 Novembre 2012

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