jeudi 9 mai 2013

déclaration Schuman et ensuite ... nous ?


Commémorant avec son homologue polonais à l’Arc-de-Triomphe, la capitulation du Reich hitlérien, le 8 Mai 1945, le président de la République française a évoqué une relance du « triangle de Weimar » : Allemagne, Pologne, France et assuré qu’avec l’Allemagne, il n’y a pas de confrontation mais toujours l’aboutissement à un compromis et qu’ainsi l’on prépare l’Europe, l’Europe de la croissance et de l’emploi.

Ces dires sont encore plus éloquents que l’exposé le moins tendancieux de l’état de l’Europe. La monnaie européenne devait progressivement instaurer un pluralisme monétaire dans le monde, le marché commun dans le Vieux-Monde devait être une zone de prospérité et son fonctionnement induire une forme nouvelle et efficace de démocratie entre des nations n’ayant plus à choisir entre rivalités de nationalités et fédéralisme, enfin les manichéismes du second après-guerre mondiale devaient être périmés par l’apparition d’un « troisième Grand » pacifiant la planète et y généralisant le respect des droits de l’homme. Réarmement moral, tel que rêvé dans les années 1950. Aujourd’hui, l’Europe est en récession, le gouvernement de l’Union est la délibération de vingt-sept dirigeants chacun occupé à la montre pour l’opinion publique de son pays, l’O.T.A.N. a une compétence et un territoire d’application universels et fait partie du traité européen, le Fonds monétaire international enseigne à la Banque centrale européenne la péremption de ses exigences, la solidarité entre Etats-membres n’est que contrainte des uns par les autres, tour à tour, pour que soient avalisés contre les populations des politiques récessives. L’Europe n’est pas l’émancipation des peuples, elle est leur carcan. Les traités successifs ont rendu de moins en moins perceptibles l’élan et la finalité de l’entreprise européenne. La plupart des gouvernants et tous les peuples accusent un Etat et le système exécutif : l’Allemagne et la Commission européenne, de mener l’ensemble à l’autodestruction, à la dépendance vis-à-vis des puissances dites émergentes tandis que se maintient la fascination pour les Etats-Unis. Aucune des grandes ambitions des quarante premières années de l’intégration n’est réalisée, et au contraire des problèmes, des vulnérabilités, des conflits qui n’existaient pas il y a vingt ans ajoutent aux lacunes et transforment l’espérance en cauchemar.

Surtout, personne, aucune autorité morale, aucun chef d’Etat ou de gouvernement d’un quelconque des Etats-membres ne propose l’issue, qui est pourtant simple : la démocratie directe par l’élection d’un président de l’Union, lequel aurait la prérogative de recourir au referendum dans les matières prévues par un traité nouveau à rédiger pour se substituer au traité verbeux et bâclé de Lisbonne. Méthode : le Parlement à élire en 2014 aurait mandat de rédiger le projet de traité, à nouveau d’ambiance constitutionnelle pour émanciper à terme le devenir européen du système de décision intergouvernementale qui n’a produit que l’impasse actuelle. 

La leçon du 9 Mai 1950 est pourtant aussi claire que transposable. Même si apparemment ni les questions à régler ni les contextes ne sont les mêmes. A l’époque, rien n’est monétaire ni économique. Tout est militaire et politique. La tension internationale est extrêmement vive : Harry Truman passe commande la bombe H, la Chine de Mao Tse Tsoung signe avec l’Union soviétique de Staline un traité d’amitié (31 Janvier et 14 Février 1950). Pour les Européens, censément protégés par l’Alliance atlantique depuis un an tout juste, il s’agit du réarmement allemand, auquel tiennent les Etats-Unis mais s’oppose la France en particulier, selon les leçons d’un passé récent, celui de l’entre-deux-guerres : la capitulation du Reich aura juste cinq ans quand au salon de l’Horloge Robert Schuman fait la déclaration, devenue fameuse.

Contrairement à ce qu’a retenu la mémoire générale, l’initiative a été allemande et insistante, mais elle n’a pas été imaginative. Et parce qu’elle était allemande, elle n’aboutit pas. C’est à la suite de la conférence franco-sarroise (3-9 Mars 1950) que le chancelier Adenauer [1] suggère une union complète de la France et de l’Allemagne (économie, parlements, nationalité). Le sait-il ? c’est en désespoir de cause ce que de Gaulle, de la part de Churchill avait téléphoné à Paul Reynaud, à la veille de céder à une majorité de ses ministres ralliés à une demande des conditions d’armistice : une union franco-britannique fusionnelle et indéfectible. Quinze jours après (les 21-22 Mars, Konrad Adenauer renouvelle ses propositions d’union avec la France ; le conseil des ministres français estime peu souhaitable un dialogue hors du cadre général de l’Europe. Celui-ci n’est que le Conseil de l’Europe [2]doté d’une Assemblée consultative. Le 1er Avril, sans ironie de date, l’Allemagne et la Sarre sont invitées séparément à participer aux travaux de cette Assemblée.

 Robert Schuman est davantage en situation de force. Il a été président du Conseil à deux reprises (du 24 Novembre 1947 au 26 Juillet 1948 puis du 5 au 11 Septembre 1948) mais il est ministre des Affaires étrangères depuis qu’il a dû abandonner une première fois la présidence du gouvernement et il va le demeurer, sauf une interruption de sept semaines, jusqu’au 7 Janvier 1953. Il a également l’expérience du ministère des Finances du 24 Juin 1946 au 23 Novembre 1947. Cadet de dix ans du chancelier allemand, il a cependant – lui aussi – une mémoire vive des fractures de l’histoire : né au Luxembourg, le Lorrain a connu l’annexion allemande de sa région et membre de l’éphémère gouvernement de Paul Reynaud, où il a travaillé avec de Gaulle quelques jours pour joindre les deux fronts économique et militaire d’une France en débâcle, il sait comme l’ancien maire de Cologne ce que sont les catastrophes nationales. Les deux hommes – qui se révèleront  chacun homme d’Etat – ont en commun avec une troisième personnalité de poids alors, Alcide De Gasperi, président du conseil italien depuis le 10 Décembre 1945 et qui le restera jusqu’au 28 Juillet 1953, de parler l’allemand et d’avoir été ressortissant des anciens Empires centraux de la Grande guerre. Cas remarquable où le passé le plus conflictuel entre les Etats est résolu par la fusion possible des biographies personnelles.

Les propositions allemandes, sans s’y référer – car alors l’Allemagne est plus objet des relations internationales que l’acteur principal qu’elle est progressivement devenue dans les années 1960 et plus encore depuis la fusion de ses deux Républiques de 1949 – succèdent à des études de fédération européenne entre les cinq Etats du pacte de Bruxelles, signé contre la résurgence allemande… Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas.

Le génie de Robert Schuman est tout personnel. Jean Monnet, inspirateur du premier Plan français (1947-1953) et alors commissaire général pour ce Plan, a l’idée d’un substitut à l’Autorité internationale de la Ruhr que viennent de mettre en place les occupants de l’Allemagne occidentale : la novation serait que le système mettrait à pied d’égalité France et Allemagne, toutes deux concernées par une mise en commun des ressources en charbon et des productions d’acier, la première y gagnerait économiquement et la question sarroise, mettant aux prises les deux pays serait éludée, la seconde y gagnerait politiquement puisque la perspective de l’égalité des droits, à défaut d’un traité de paix et de la réunification, lui serait ouverte. Lui aussi connaît de Gaulle, mais depuis Alger. L’idée, sous forme d’une brève note, aurait pu devenir la déclaration Bidault : celui qui succéda à Jean Moulin à la tête de la Résistance intérieure en 1943, préside pour la seconde fois le gouvernement français. Le directeur de son cabinet, Falaize, n’agrée pas la note. L’a-t-il même transmise ? récit et hypothèses que je tiens de Jacques de Bourbon-Busset, descendant direct de Philippe le Hardi, fils de saint Louis [3]. C’est Robert Schuman qui accepte le papier à lire dans le train du vendredi soir le remmenant de Paris à sa circonscription lorraine. C’est le ministre des Affaires étrangères qui de retour le lundi matin, et qui doit recevoir Dean Acheson, le secrétaire d’Etat américain, au Quai d’Osray le mercredi 10 Mai 1950, a compris le parti à tirer de la suggestion-proposition de Jean Monnet, apôtre des ententes les plus pratiques entre les Etats-Unis et la France. Alors qu’il est attendu par son grand partenaire américain sur le réarmement allemand, et qu’il est donc sous la pression de l’Assemblée nationale française, Robert Schuman a trouvé la solution. Il déplace apparemment toutes les questions et sort la France de l’impasse en lui donnant sur l’Allemagne à renaître un crédit de gratitude et de reconnaissance, qui ne s’est épuisé que ces années-ci. Il traite en même temps un conflit bilatéral de trois générations et il situe tout autrement l’éventuelle mise en place d’une Fédération européenne. Le 2 Juin, la Grande-Bretagne décline l’invitation française, mais le 3, la Belgique, la France, le Luxembourg, l'Italie, les Pays-Bas et … l'Allemagne souscrivent à la « déclaration Schuman ». Réplique du destin des peuples : le 6, en Allemagne de l’Est, le gouvernement Grotewohl reconnaît le caractère définitif de la ligne Oder-Neisse, tandis que le 13, la République fédérale adhère au Conseil de l’Europe. Douze jours après commence la guerre dite de Corée. Robert Schuman, ne traitant guère la question d’Indochine, ne va plus dévier d’une voie qui lui a été inspirée mais qu’il a su proclamer. Cette lucidité lui faisant discriminer, malgré le drame en cours en Extrême-Orient, ce qui est l’avenir de la France, n’est pas une moindre qualité de cet homme vivant, pendant la semaine à Paris, dans les conditions les plus modestes, célibataire chez une logeuse [4].

L’enchaînement des événements et le cheminement des idées montrent ce qui a, alors, permis l’émergence d’une volonté collective nouvelle suscitée par une occasion précise, urgente, conjincturelle de l’appliquer. Le retournement des situations et des positions a été total.

La pression américaine est devenue une perspective européenne, émancipant tout le monde de l’enjeu diplomatique initial, et celle-ci a été d’énoncé français. Les ingrédients d’aujourd’hui n’existaient pas. Les principaux dirigeants ne se fréquentaient ni autant ni si facilement qu’aujourd’hui, mais ils étaient unis par de très fortes expériences et pas seulement par l’exercice d’un métier, celui de la politique. Les débats n’étaient pas de détail. La communication était d’une sobriété à faire rêver aujourd’hui. Sa forme et son contenu, très travaillés, s’ils surprenaient, devaient leur poids à la rareté et à un réel discernement de l’essentiel et de l’accessoire. L’audace, après la Seconde guerre mondiale, fut courante. Son dernier grand acte fut le traité de l’Elysée du 25 Janvier 1963. Des difficultés extrêmes, des urgences absolues, du contexte international aussi chargé qu’imprévisible, des plus graves contraintes de politique intérieure, la France – notamment – a su le 9 Mai 1950 innover radicalement et proposer le long terme en échéance immédiate.

C’était connaître certes le principal protagoniste – l’Allemagne, mais guère son nouveau chef – c’était surtout parier sur ses dispositions, connaître ses besoins, ses nécessités et ses souhaits et discerner ce qui, en nous, Français, pouvait les rencontrer. Une pareille intuition et un semblable optimisme furent celui du général de Gaulle, invitant à la Boisserie, pour les 14 et 15 Septembre 1958 [5], le vieux Chancelier, de quatorze ans son aîné. Là aussi l’imagination était totale.

Discourant publiquement pour le deuxième anniversaire de sa déclaration, Robert Schuman disait : « Pour les institutions, comme pour les hommes, on commmémore d’ordinaire la date de leur naissance. La haute Autorité de la CECA a innové. Elle a choisi le jour où est née une idée. Elle fête aujourd’hui et fêtera dans la suite l’anniversaire de la conception plutot que la naissance. C’est assez original ! » [6] Le « père fondateur » indique là l’un des deux éléments manquant décisivement aujourd’hui. L’idée… Nous sommes surorganisés en consultants, en « think tank », en collaborateurs et entourages de toutes sortes, en institutions pour avis environnant le pouvoir et prêchant cet acteur innommé et inconnaissable : l’opinion publique. L’idée européenne a été spontanée pendant près de deux siècles et affaire de propositions, de chants, de rêves et de rédactions d’individus de toutes formations que toujours l’évocation du grand dessein, aussi souhaitable qu’inéluctable, grandissaient. Aujourd’hui, elle est affaire de spécialistes, elle est porte tellement elle est encadrée, tellement elle est réputée réalisée et non à faire, réalisée au point que son cadavre est déjà là, que les sécessions sont recommandées dans chacun des Etats-membres comme remède à la cris actuelle.

Le second élément, c’est nous. Les deux après-guerres au XXème siècle, ont été des moments d’intense espérance, d’utopie que l’on chargea résolument les politiques de réaliser. Ils n’en avaient guère les moyens, des institutions faibles dans toute l’Europe de 1919 et aucune de commune, une opinion hostile chez les vainqueurs à tout pardon aux vaincus et à toute véritable alliance entre eux. La différence se fit en 1945, l’opinion fut partout favorable, les institutions restaient faibles mais les peuples avaient encore plus de raison que les dirigeants, ceux-ci furent portés, ceux-ci avaient souffert exactement comme les peuples qu’ils représentaient. Aujourd’hui, la séparation est totale entre les gouvernants et les peuples, elle l’est plus encore entre les souhaits et la réalité. L’entreprise européenne, depuis deux décennies, a été dévoyée. Elle est davantage marquée par le traité mondialiste de Marrakech que par l’heureuse conclusion à Maastricht du processus d’unification des deux Républiques allemandes, qui quelques années auaparavant encore aurait été belligène. Le réflexe de François Mitterrand, entraînant Helmt Kohl, grâce à l’entente d’intelligence et même de germanophonie entre Roland Dumas et Hans-Diestrich Genscher, ne fut pas – en 1989 – de chercher ailleurs pour résoudre une immense urgence, depuis toujours en perspective mais remise à des horizons facilitant le présent. Il choisit de persévérer, de maintenir et d’approfondir.

Nous avons aujourd’hui, gouvernés et gouvernants, le réflexe inverse. Dans l’urgence, dans le drame, nous cherchons ailleurs et nous sommes en train d’ajouter une décisive rupture à tant d’autres. L’Europe n’est plus que conflits de situations et au mieux – François Hollande dixit – un compromis.

J’attends, puissent des centaines de millions d’Européens, attendre une nouvelle déclaration : sobre, pratique, d’application immédiate. Puisqu’il s’agit de tous, elle coule de source : la démocratie. Et l’Europe ressurgira et l’expérience de soixante-trois ans – l’expérience européenne, et non l’expérience des guerres et des conflits qui soutint originellement celle-ci – resservira. L’écriture du traité re-fondateur, valant Constitution, sera alors aisée. Il la faudra lapidaire. Simple d’institutions et d’expression, sans dosage ni précation, le fonctionnement européen affirmera enfin une entité décisive pour le monde, pour les agents économiques et financiers, pour les peuples.

Le politique – de quelque nationalité qu’il soit, homme ou femme – qui osera cette déclaration, sera forcément d’une qualité différente. Robert Schuman fait partie de ces quelques saints que l’Eglise catholique mais aussi les entourages qui lui firent contemporains, ont tendance à reconnaître : l’humilité qui n’interdit pas l’habileté mais qui permet le discernement. L’encombrement mental et l’obsession d’un jugement de l’opinion publique, parce qu’on n’arrive plus à la saisir depuis que c’est devenu toute l’activité de gouvernement, empêchent actuellement cette déclaration. La désespérance crée-t-elle l’apathie populaire ? La cécité, en tout cas, est le fait de vies politiques et personnelles peu réglées, de parcours sans abnégation : si l’imagination est morte, il y a quelques raisons, toutes humaines. Est-ce d’époque ?

Il me semble encore que cette déclaration, comme en 1950, ne peut qu’être française. Et qu’elle doit s’adresser aux peuples au-delà des gouvernants, des Etats, de la crise, du présent. En politique, il n’est jamais trop tard. L’évolution même des circonstances épure l’idée. Celle-ci se prête à l’invention la plus frappante : la réaliser.


[1] - il n’est au pouvoir que depuis sept mois et que de façon précaire. Le Bundestag l’a élu de justesse, le 15 Septembre 1949 par 202 voix sur 402. Il a pris le 19, le portefeuille des Affaires étrangères, dont la reconstitution ne sera autorisée par les Occidentaux qu’en Mars 1951
     
[2] - son statut a été signé le 5 Mai 1949 à Londres

[3] - l’entretien qu’il m’accorde le 7 Juin 2000, cf. notes de mon journal de l’époque et l’enregistrement de ses dires

[4] - je tiens de l’Abbé Pierre – 23 Juin 1996 – au cours de nos longs entretiens tête-à-tête à Zermatt et dans l’abbaye bénédictine de Praglia, tandis qu’il était ostracisé pour quelque temps à propos de son soutien à Roger Garaudy, le négationniste – des traits de son extraordinaire humilité : ainsi, coucher à même le sol du palier pour ne pas éveiller sa logeuse car il était rentré en pleine nuit d’une séance au Palais-Bourbon

[5] - c’est dans l’ambiance de ces entretiens sans précédent d’intimité franco-allemande, que le surlendemain de Gaulle adresse son mémorandum sur le fonctionnement de l’Alliance atlantique à ses homologues américain et britannique

[6] - notices in Premiers ministres et présidents du Conseil depuis 1815 . Histoire et dictionnaire raisonné, sous la direction de Benoît Yvert -  p. 495 Paul Révay – voir aussi sous la même direction : Dictionnaire des ministres . 1789-1989, p. 610

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