mercredi 4 septembre 2013

crises précédentes - 3° - printemps 2003



Suggestions & Analyses
à propos de la crise internationale en cours – Janvier . Mars 2003



2 Février 2003

à la suite de la lettre adressée au Times
par certains Etats-membres et pays-candidats


Proposition d’une déclaration française


Les peuples d’Europe ont l’expérience séculaire et malheureuse des situations hégémoniques et des guerres qui en résultent. Leur union au temps de la guerre froide s’est consolidée par la réconciliation franco-allemande ; elle s’est élargie, à plusieurs reoprises et bénéfiquement, par l’attraction économique et politique de son succès. L’Union Européenne est voulue par les peuples qu’elle rassemble parce qu’elle est l’instrument de leur bien commun et le gage d’une prospérité commune pas seulement pour eux-mêmes mais pour un avenir pacifique et harmonieux du monde.

Par les partenariats qu’elle a proposés et qu’elle met en œuvre avec ses voisins de Méditerranée et de la Communauté des Etats indépendants, par les liens à approfondir et à rénover avec l’Union Africaine notamment, elle veut fonder autour d’elle et dans le monde la sécurité et la stabilité sur l’entente et la coopération mutuellement avantageuses. Riche de toutes les diversités de l’histoire et du génie de chacun de ses peuples, l’Union Européenne invente chaque jour une démocratie, une gouvernance et des solidarités sans exemple parce que tolérantes et respectueuses de chacun. L’Europe se bâtit et se décide par le dialogue, la recherche du consentement de tous. Cette expérience nouvelle est proposée au monde comme celle d’une démocratie et d’une gouvernance qu’appellent manifestement notre époque et l’histoire d’un demi-siècle depuis la dernière guerre mondiale.

A cette évolution de paix, de progrès économique, d’avancées scientifiques et technologiques sans précédent, les Etats-Unis d’Amérique ont contribué d’une manière déterminante et qui les a fait bien mériter de l’humanité. Par eux, les valeurs communes à tous les hommes ont été sauvées de la barbarie et du totalitarisme. Il est de leur intérêt et de l’intérêt de l’Union Européenne que soit garanti pour l’avenir l’acquis de ce demi-siècle : un droit et une pratique reconnus par tous les Etats sur un pied d’égalité et dont c’est la mission, d’accord de tous, de l’Organisation des Nations Unies qu’ils soient respectés.

L’Union Européenne serait sans âme et les peuples ne s’y reconnaîtraient plus si elle ne contribuait, dans chaque situation, à faire prévaloir cet acquis, ce droit, cette pratique entre les nations qu’au contraire mettent à mal l’irrespect des résolutions de l’O.N.U. et toute tendance à l’hégémonie. En Europe comme dans le monde d’aujourd’hui, personne, seul ou à quelques-uns, en couple ou en groupe, n’a droit ni vocation à décider en lieu et place de tous.

L’Union Européenne n’a de chance et de vertu que par son indépendance d’expression et de comportement : c’est ce que veulent, en leur immense majorité, les peuples qui la composent, toutes générations et cultures ensemble. Elle est, dans la circonstance présente où risquent de s’aggraver les oppositions entre riches et pauvres, entre civilisations et conceptions du monde, le recours pour un dénouement pacifique des défis représentés par les armements illicites de l’Irak s’ils sont dûment constatés par les inspecteurs des Nations Unies. De même qu’elle entend contribuer à la détente, à l’entente et à la coopération partout où prend naissance le terrorisme à force de violence, de souffrance et de déni du droit.

L’Union Européenne sait que la paix n’a de fondement que dans la justice économique et sociale, que dans le partage équitable et le développement durable, que dans la claire conscience de la mondialisation des enjeux et la volonté ferme de les relever. Elle a pour vocation, chez elle et dans le monde, de répondre à cette espérance de temps nouveaux et de résolutions généreuses, audacieuses, pratiques.

Aujourd’hui dans cette épreuve où se jouent la crédibilité et la cohésion de l’Organisation des Nations Unies, et les siennes propres – demain à l’occasion de son prochain et substantiel élargissement -, l’Union  Européenne doit savoir se définir et demeurer la grande force émergente pour un monde nouveau, attendu de tous./.




Cette déclaration pourrait s’accompagner – dans une dialectique de mise en balance des gouvernements d’Amérique ou de l’Europe « résiduelle » par les opinions publiques et leur expression parlementaire – d’une proposition d’organiser à intervalles réguliers sessions et débats en commun de tout ou partie du Congrès américain et du Parlement européen. L’essentiel étant de cultiver non pas une enceinte commune, de matrice atlantique, mais l’organisation d’un dialogue supposant deux interlocuteurs qui ne sont pas fusionnels.

Ce qui fait l'équilibre du monde, c'est qu'il y a des peuples différents avec leur génie propre. Banale mais marquante affirmation d'Aristide Briand, à la Chambre des députés, lors du débat de ratification des accords de Locarno, le 25 Février 1926.


16 Février 2003

dans la perspective du Conseil européen se tenant à Bruxelles le 17 Février





Quelques vues, si leur expression peuvent être utiles au Ministre

l’entente des Etats-membres ne s’est jamais faite depuis 1950 qu’entre eux et sur des sujets économiques. Vis-à-vis des tiers, elle a été contrainte par les prétentions commerciales de ceux-ci (cycles d’abaissement tarifaires depuis 1961) ; elle est cependant devenue attirante et exemplaire puisqu’aux fondateurs de 1957, tous les autres pays européens sont venus finalement s’agréger par voie d’adhésion et non d’association.
Il a toujours été fait comme si l’entreprise européenne n’était conflictuelle pour personne. Elle l’est en réalité. C’est une affaire de décolonisation mentale vis-à-vis des Etats-Unis. L’harmonie du monde ne peut plus dépendre de « l’équilibre de la terreur » ou d’une « super-puissance » dont l’ego serait la règle internationale.
L’enjeu n’a encore jamais été relevé.

les Etats visés sont les adhérents de 2004. Les persuader en étant soi-même persuadé que la sécurité du Vieux Monde ne peut être que son propre fait, que les Etats-Unis ne couvriront vis-à-vis de la Russie ses anciens satellites que dans la mesure où cela restera leur intérêt. La probabilité d’une rivalité sino-américaine dans l’avenir pas éloigné amènera une reprise d’entente stratégique entre Moscou et Washington, à quel prix ?
La garantie que se donnent entre eux les peuples d’Europe est leur solidarité de substance humaine, économique, territoriale, puisque l’adhésion à l’Union est une mise en commun. On ne défend que soi. L’ego européen est plus efficace qu’un protectorat de l’extérieur.

les conséquences sont institutionnelles et budgétaires. Une expression extérieure organisée de l’Union d’une part, une défense européenne indépendante des Etats-Unis ; celle-ci sera facteur de relance industrielle et scientifique, motif d’exceptionnalité dans les cycles commerciaux mondiaux, chemin d’une révision du dogme libéral et privatisant puisque la défense ne peut être que de responsabilité publique.
La France argumente déjà en termes de défense commune ses dépassements budgétaires. L’armement est un des rares points franco-britanniques acquis. La conquête spatiale a manifestement besoin des apports européens, panne financière russe et piétinement américain en budgets consentis et en perspectives définies (les échecs vers Mars et de la navette Columbia) et nécessité de mise à jour européenne (difficultés d’Ariane V)

l’intégration économique et constitutionnelle de l’Union est populairement inacceptable si elle véhicule la dépendance de l’Europe et une dogmatique libérale conduisant au dépérissement de l’Etat, au chômage et à l’insécurité sociale. Marquer ce qu’a de propre et de conforme aux traditions nationales de chacun des Etats-membres, le modèle européen économique, financier et social, est forcément une différenciation vis-à-vis des Etats-Unis.

les circonstances donnent à la tentative d’expression préalable et de mise en chantier déterminée, plusieurs éléments encourageants :
. l’entente franco-allemande
. l’appui manifeste des opinions publiques
. la mauvaise posture des Etats-Unis, dont l’économie n’est pas actuellement entraînante et dont la diplomatie n’est pas convaincante
. la quasi-impossibilité pour les économies européennes principales de rester dans le « cadre de Maastricht »
.  l’appréciation de l’euro
. l’habituelle contrainte du calendrier interne européen (adhésions, convention sur les institutions)





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4 Mars 2003



Réflexion sur la crise internationale en cours


Pour davantage susciter l’attention que la retenir, cette réflexion n’est qu’une succession de remarques en style « télégraphique ». Une note en forme la prolongera s’il est souhaité.



I -  Situation



1° le vote en Conseil de sécurité, depuis qu’il n’est plus une formalité acquise d’avance en principe et en contenu, reste facultatif pour les Etats-Unis.
Une véritable dépendance de l’action militaire américaine vis-à-vis d’un mandat des Nations Unies eût été manifestée par de bien moindres préparatifs et surtout par une absence de déploiement de moyens en hommes et matériels, déjà opérationnels.
Un éventuel mandat supposerait un ordre de mission autant qu’une composition des forces coiffées du « casque bleu ».
La situation est inverse de celle réglée par la résolution Acheson de 1950 : la majorité douteuse au Conseil de sécurité est impossible à réunir en Assemblée générale.

2° l’administration Bush a trop mobilisé, engagé de forces sur place et pressé les délégations à New York ; elle a trop intimidé les medias, trop chauffé l’opinion intérieure pour ne pas déclencher les opérations.
Cependant, elle s’est mise dans une situation de politique intérieure et de diplomatie qui n’était certes pas celle initialement visée. Le texte sur la patience qui a des limites est réitéré depuis six mois, le suspense demeure parce qu’il est acquis que cette administration ne sait pas, et donc ne peut pas, se déjuger, mais l’évidence est d’une psychologie dirigeante qui a ses blocages et ses hésitations. Sans doute, parce que l’administration régnante court deux lièvres à la fois : une légitimation préalable, ou au moins la réunion d’éléments pour une légitimation a posteriori, et la décision prise dans des circonstances et à une date qui se sauront de « remodeler la carte du Proche-Orient ».
Remodelage à deux niveaux : se saisir du pétrole irakien pour maîtriser complètement l’OPEP, prendre la question israëlo-palestinienne d’une tout autre manière depuis douze ans, c’est-à-dire d’une manière déterminant de force la suppression de toute menace autre qu’intérieure à la Palestine.
Ce mandat ne sera jamais donné, il n’a pas été demandé, il ne peut être consenti qu’en cas non seulement d’une victoire militaire mais de succès diplomatiques extrêmement vastes dans un monde arabe médusé et terrorisé, l’ensemble étant synchrone sur quelques semaines au plus.

3° en regard de ces certitudes, les partenaires économiques poussent au dénouement rapide, donc à la guerre « inévitable » puisque voulue par un acteur sur lequel aucune prise n’est visible. De ce dénouement, on attend une baisse sensible et durable du prix du pétrole, donc une relance de la croissance. Comme depuis quinze ans, la sphère économique est simpliste, elle dédaigne celle qui a commencé de se faire reconnaître partout et des politiques notamment : la poussée anti-mondialiste et l’esquisse d’une gouvernance démocratique mondiale, toutes deux animées par des forces que n’encadrent ni les gouvernements ni les partis d’aucun pays.

4° l’imprévu est venu de l’Europe, cela en grande partie de la faute des Etats-Unis.
Le ripage de forces importantes et des dispositifs géo-stratégiques depuis l’Allemagne jusqu’aux marches de la Mer Noire et de la Fédération de Russie est une double imprudence. L’Allemagne, loin d’être freinée dans un discours qui au départ n’était que peu différent de son abstention vis-à-vis de la guerre du Golfe, est placée devant l’urgence d’édifier une force sécuritaire européenne pas tant d’intervention éventuelle sur des théâtres extérieurs, que de réelle couverture des Etats-membres de l’Union. Le couplage atlantique n’est plus ni matériellement ni psychologiquement dominant. La Russie se voit bordée par l’Amérique selon des infrastructures qui furent les siennes. Elle est contrainte de s’opposer aux Etats-Unis ce qui n’était pas la configuration de départ, la guerre en Tchétchénie donnant au contraire matière à des facilitations mutuelles. Sa sécurité s’intègre donc à terme dans une dialectique commune avec l’Union européenne.
Le sommet extraordinaire de Bruxelles a montré les limites de la « lettre au Times ». S’il y a consensus, et toute l’entreprise européenne depuis 1957 est la recherche du consensus et non des alternatives à trancher, il ne peut être que légaliste et pacifiste.
Si la France et l’Allemagne sont les plus visibles sur « le front du refus », la réalité est une prise de conscience d’un « peuple » européen d’autant plus distant du diktat américain qu’il a trouvé un exutoire gouvernemental. Ni la commission Prodi ni Javier Solana n’ont saisi l’occasion de faire trancher par les circonstances un rôle que le mouvement des esprits et des réformes institutionnelles tendait à leur attirbuer.
Le plan Fouchet, il est vrai réduit à la concertation franco-allemande, se révèle à quarante ans de distance la vraie matrice d’une politique de défense et d’une diplomatie communes.
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Seul un renversement du Premier Ministre britannique, de l’intérieur de son propre parti, peut entamer la détermination américaine.
Hors cette hypothèse, on tient donc pour acquis un coup de force militaire américain contre l’Irak. Dans les prochains jours, sans doute avant la séance d’un Conseil de sécurité dont il aurait été évalué qu’il ne votera pas en sens requis.
Cette guerre annoncée, planifiée – ce qui double le cynisme d’être dans un état de telle supériorité technique que l’on ne va en guerre qu’au péril de l’autre… - n’a pas encore de nom. Celui qui lui sera donné sera déterminant pour l’image à venir des Etats-Unis. En proposer et en populariser un serait de bonne propagande.
Qu’elle dure ou pas, il y aura à reconstruire.


II    -     La reconstruction


1° Du point de vue américain, on fait ce que l’on n’avait pas assez préparé en 1990-1991 puisque l’initiative alors fut irakienne donc surprenante, et que (peut-être) l’Union Soviétique empêcha de mener à bien.
L’installation durable d’une administration pratiquement directe en Irak subjugue les voisins. D’une agression éventuelle de Sadam Hussein on passe à la certitude d’une puissance ne tolérant aucune contestation : Iran, Turquie et Arabie saoudite s’alignent, les bases sur leurs territoires deviennent inutiles. L’inquiétude est durable à proportion de cette installation : Israël doit subir le surcroît de frustration de l’ensemble arabe, la Russie est au contact dans le Caucase.
Le partage des dépouilles amène l’Europe à consentir au fait accompli ; sa dépendance pétrolière est verrouillée. 
Ce partage avec l’Europe en privilégiant les alliés de Janvier-Mars (Royaume-Uni, Espagne et Italie) en même temps que la soumission des principaux Etats, financent les 100 milliards de dollars censément exposés par les Etats-Unis pour mener leur guerre.
La courte vue peut désormais se porter vers la réélection présidentielle de Bush junior que ne manque d’impressionner l’échec de son père quoique celui-ci ait été le vainqueur au printemps de 1991, et vers la menace sino-coréenne.

2° Du point de vue européen, il est possible de prendre en charge la redéfinition d’un  ordre juridique mondial, puisque l’action américaine menée au défi de la Charte des Nations Unies et du Conseil de sécurité ruine le système mis en place en 1945 et qu’aurait pu épanouir la fin de la « guerre froide ».
Naturellement repris de la Charte des Nations Unies, cet ordre juridique complètera ce que la décennie depuis la chute du mur de Berlin a montré défaillant. Il faut un pilier démocratique face aux institutions étatiques et de décision internationales existantes. Il faut une juridiction mondiale qui rende intenables les refus de certains Etats (l’Amérique d’abord et toujours elle) de ratifier ou de respecter des traités fondamentaux (protocole de Kyoto, Cour pénale internationale, protection de l’enfance, fonctionnement de l’UNESCO notamment).

3° L’Europe doit vaincre sa propre timidité face à son avenir et face au rôle que la prétention américaine lui impose.
En son sein, c’est évidemment l’adoption de modes de fonctionnement efficaces, démocratiques, transnationaux suscitant une opinion populaire européenne en tant que telle et des carrières personnelles, et des créations sociétales toutes d’envergure européenne.
C’est aussi vis-à-vis des nouveaux adhérents une exigence qui ne soit pas seulement économétrique, mais qui appelle ceux-ci à entrer dans une logique indépendantiste du Vieux-Monde vis-à-vis du Nouveau. Ces adhérents doivent trouver leur sécurité matérielle et leur équilibre moral dans la solidarité de l’Union et non dans l’assurance atlantique.
Les voisinages doivent être traités par l’Union européenne avec confiance en elle-même. La relation avec la Russie, l’intégration à terme de la Turquie, la vérité d’un partenariat euro-méditerranéen et euro-africain ne peuvent plus être éludées.
Une prochaine réflexion portera sur ces trois derniers points.

4° Il y aura à terme à trouver comment re-coupler Europe et Amérique et « sauver la face » des Etats-Unis. Sans doute en cultivant une meilleure connaissance réciproque et en trouvant, outre-Atlantique, des points d’appui et des écoûtes pour l’Europe et pour la France qui rompent l’autisme cultivé par l’administration Bush. Autisme qui a produit un discours fondamentaliste dont la symétrie avec celui des « islamistes » n’est pas pour peu dans la perte d’image et de crédibilité des Etats-Unis, dans la sensation de nationalisme immature que rayonnent très négativement les dirigeants de l’administration américaine actuelle./. (BFF – 4. I I I .03 )


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8 Mars 2003

Ces réflexions suivent celles du 4 écoulé. Elles sont rédigées dans le même style télégraphique.




I    -      L’enjeu démocratique et spirituel



Le champ diplomatique, cadré par le droit international public et la Charte des Nations Unies, est le seul où l’égalité des acteurs est la règle. C’est donc le seul où, en principe, la surpuissance américaine ne compte théoriquement et où les Etats-Unis sont traitées comme le moindre des Etats et le moindre comme les Etats-Unis (one man, one vote). Le seul fait que la votation au Conseil de sécurité puisse être forcée par des arguments de puissance, en fait par un chantage ajusté selon chacune des mentalités ambiantes dans le pays dont il faut s’assurer la « voix », est hors norme. La pesée américaine n’est que cynique, en contradiction avec la pétition explicite d’œuvrer pour la liberté du monde et le règne de la démocratie.

Qu’est-ce que la démocratie ? Pas seulement l’acquiescement ou la décision populaires : il est des cas de peuples fascinés par l’image que certains de leurs dirigeants leur offre (leur impose) d’eux-mêmes. Le salut de Bush depuis la coupée de son hélicoptère a ce mouvement circulaire, paternaliste et impérieux qu’avait celui de Hitler ; les mises en scène d’une intervention quotidienne dans quelque cénacle de la société ou de l’armée américaine exaltent un nationalisme forcément simpliste au nom duquel les journalistes et diplomates irakiens, quoique accrédités aux Nations Unies, sont expulsés.

Cette pression psychologique sur l’opinion intérieure et ces façons semblent sans précédent aux Etats-Unis : à un comportement souvent ressenti à l’extérieur comme totalitaire et peu respectueux d’autrui, correspondrait – ce qui est aussi grave que nouveau – un nouveau système politique intérieur que tempère seule la limitation à deux mandats de la prépotence présidentielle. Sinon, le téléspectateur à qui l’on promet les images de guerre ne voit pour le moment que ceux d’une politique-fiction des années 1930, unanimités extasiées, déploiement de forces, assurance du verbe. Il n’est pas jusqu’au visage inquiet et apeuré d’Elie Wiesel sortant de l’audience présidentielle et craignant l’interrogation médiatique qui ne conforte la sensation d’une formidable pression pour opérer le consensus. Il est vrai que le mode compassionnel universellement adoptée par les partenaires des Etats-Unis et l’interdiction relayée par tant d’ « intellectuels », après le 11 Septembre 2001, de s’interroger sur les motifs des attentats-suicide, parce que ceux-ci sont horribles, ont – malheureusement – entretenu certaines opinions dans une attitude passive, sinon consentante, tandis que les dirigeants politiques ont trouvé dans l’événement une légitimation permanente pour toute action de représaille et que les décideurs économiques ont exploité à fond cette dilution de tant d’erreurs stratégiques dans la conduite des entreprises depuis dix et vingt ans.

La démocratie a deux développements ; elle a un ressort intime dans l’homme, celui de sa dignité, et une exigence en contre-partie, la conscience de ce qu’est le bien commun et donc le devoir d’y contribuer. La communication présidentielle américaine insiste sur l’écoûte de Bush, sa connaissance des arguments qui lui sont opposés mais conclue sur son désaccord. Sur quoi se fondent le droit au désaccord et plus encore celui de passer outre à l’opinion publique internationale quasi-unanime ? Explicitement sur une conscience du bien commun, plus avisée, plus responsable que celle des opinions publiques et des gouvernements opposés à une attaque de l’Irak. Psychologiquement, c’est le privilège de n’avoir de référence que son propre jugement : l’expertise et l’objectivité des inspecteurs en désarmement est tenue pour rien au regard de l’intime conviction américaine que Sadam Hussein leurre la planète entière.

Le second développement est évidemment que la conscience prise par une opinion a quelque conséquence sur la conduite gouvernementale du pays concerné. Il faut retenir que l’origine de la contestation est très située : le Vatican et nommément le pape régnant, conscience éclairée selon des structures religieuses mais aussi une formation personnelle, et l’Allemagne. Les analyses pacifistes des Papes ne sont pas une novation historique, mais l’action et la communication pontificale actuelles sont sans précédent ; elles sont servies par une acuité de jugement que les précédents étayent, qui dénonça au moment où ils se signaient les accords de défense et d’installation de bases américaines dans les Etats du Golfe en Mars 1991 ? La position allemande est manifestement le fruit d’une liaison mécanique très forte et qu’instrumente Joschka Fischer, entre le gouvernement Schröder et l’opinion. Ce fut le courage du Chancelier d’inscrire la question d’Irak dans la campagne pour le renouvellement du Bundestag. Ce fut le mouvement bien inspiré de Jean-Louis Debré de souhaiter qu’un vote sanctionnât au Palais-Bourbon le débat sur le sujet. C’est la pression de la rue et aussi des couloirs et rangs de son parti qui rend très difficile à Tony Blair l’accompagnement d’une intervention militaire hors le mandat des Nations Unies. Il n’y a enfin de pression efficace sur l’administration américaine actuelle qu’interne : c’est la rue qui eût raison des faucons à propos de la guerre du Viet Nam, Hô Chi Minh y plaçait l’essentiel de son espérance, et c’est la mise en accusation au Congrès de Nixon qui empêcha, seule, un rebond probable des hostilités quoiqu’aient été conclus les accords de Paris (ce que montrent les recherches actuelles, cf. colloque sur la guerre du Viet Nam et l’Europe, tenu à l’Ecole militaire à Paris, les 24 et 25 Janvier derniers).




II   -    Les jeux et la scène



La tactique française de mener le débat aux Nations Unies le plus à découvert possible – séances publiques, présence des ministres des Affaires Etrangères, venue des Chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats actuellement membres du Conseil de sécurité – est en adéquation avec le mouvement de l’opinion publique internationale (on disait il y a quelques décennies : la conscience universelle). Celle-ci trouve pour la première fois depuis dix ans un exutoire institutionnel et un « portage » gouvernemental que les champs économique et social n’ont pas encore offert, les manifestations « anti-mondialistes » n’accédant à aucun dialogue et n’infléchissant que l’organisation pratique des réunions, délocalisées.

L’attaque américaine va donc heurter frontalement les deux piliers organisant politiquement la planète. Elle le fait depuis des mois déjà par prétérition, puisque manifestants et gouvernants les plus opposés au raisonnement, à l’autisme et à l’ « unilatéralisme » des Etats-Unis savent que leurs démonstrations sont vaines et n’entament pas la détermination de l’administration Bush. Celle-ci n’est pas avare de confirmations.
Premier pilier : la conscience universelle. Elle est tenue pour rien, elle n’est pas considérée, elle est au mieux qualifiée d’hostilité à la mondialisation, elle n’est pas ressentie comme la désignation d’une responsabilité belligène et comme une haine qui gagne des territoires jusques-là structurés selon des images de reconnaissance envers les libérateurs de 1945, les « challengers » victorieux du système totalitaire soviétique, les dispensateurs d’une croissance économique et d’une philsophie sociale automatique, dogmatique certes mais bienfaisante et fonctionnant convenablement. Ni le sursaut instinctif, ni l’analyse contestataire ne sont honorés d’un dialogue par les Etats-Unis. La frustration induite par un tel dédain portera quelles conséquences ? Agents économiques et investisseurs d’une part, politiques américains d’autre part gagent que le fait accompli sera reconnu parce que le perpétrer se fera presque instantanément et que l’on entrera aussitôt ensuite dans une ère de stabilité et de prévisibilité. Double pari sur l’absence de résistance physique tant en Irak que sur l’ensemble des chaînes logistiques et financières soutenant l’action armée et son contexte économico-boursier, et sur une résignation du plus grand nombre à l’impuissance.
Bref, l’acte contre lequel le monde s’insurge et devant la perspective duquel il est cyniquement placé en attente depuis des mois, sera si vite et si « proprement » accompli que le principe de réalité l’emportera très vite. A contrario, le conflit israëlo-palestinien généré par la guerre-éclair si victorieuse techniquement des Six-Jours de 1967…
Second pilier : la Charte des Nations Unies, et ce qu’elle emporte en définition de l’agression et de l’agresseur. Si l’organisation mondiale mise en place en 1945 est bafouée, comment peut-elle rester une référence, la référence ? Ce qui est en cause n’est qu’au premier degré le mode de règlement des conflits, et notamment le respect des résolutions adoptées par l’organisation mondiale : la crise de 1990-1991 était juridiquement marquée par le soin qu’Américains et Soviétiques eurent d’éviter qu’il y ait deux logiques (l’une pour l’Irak, l’autre pour Israël) et la position française ralliée à la condamnation du prédateur était de même dialectique (ne pas donner au Moyen-Orient un précédent pour le remodelage de la carte européenne, alors en gestation du fait de l’implosion soviétique et de l’absorption de la plus petite des deux Républiques allemandes par la plus grosse).

Le précédent américain en Irak ne fera pas jurisprudence pour le règlement d’autres conflits car personne n’est en situation économique, militaire et géostratégique d’imiter les Etats-Unis. Tout simplement, parce qu’il faudrait se heurter aux Etats-Unis et que le comportement américain actuel tient tout simplement à l’intimidation universelle du fait de la capacité militaire et économique de Washington. A eux seuls, dans l’état actuel des choses et plus encore des mentalités, les Etats-Unis pèsent plus que tout le reste du monde… Ainsi et rétrospectivement, l’hégémonie américaine n’a jamais été limitée par le droit mais seulement par l’existence et la crédibilité d’une puissance équivalente. La jurisprudence irakienne sera ou bien le consentement universel au fait accompli, ou bien ce refus de consentir. Les règlements de conflits locaux continueront d’être couverts par la fiction des affaires intérieures de la puissance la plus forte sur le champ.

La seule aspérité sur laquelle les porte-paroles de l’actuelle administration américaine aient daigné gloser est – précisément – ce concept de contre-poids. Dont l’énoncé et la pratique sont prêtés à la France. Celle-ci a de qui tenir, la doctrine de l’équilibre, autrement dit de résistance à toute hégémonie, est de tradition millénaire pour notre pays : Richelieu, Vergennes et les faiseurs de l’alliance franco-russe l’ont caractérisée. Ce contre-poids est considéré comme d’essence et d’effet inamicaux. Le débat est ainsi mieux situé. Il n’y a de relation acceptable par les Etats-Unis que soumise, charge à ceux-ci de concéder et répartir des rôles.




III  -  Construire l’alternative 



Le cheminement à suivre face à l’intervention américaine et pour qu’une suite soit constructible, dans un sens différent d’un surcroît d’hégémonie en fait et en manifestation, fait de l’écrasement diplomatique et militaire et manifestation par occupation terrestre et réécriture de toute la carte économique et politique au Moyen-Orient, est logique.

A défaut d’être empêchée, l’initiative américaine doit être juridiquement caractérisée. D’abord et si possible, en contrant à la majorité ou par le veto, l’adoption de la résolution portant ultimatum, d’autant que le désarmement irakien ne serait soumis qu’à l’appréciation d’agresseurs décidés depuis le début (début qu’il y aurait à dater et à qualifier). Ensuite, en condamnant l’initiative elle-même en tant que contraire à la Charte dans sa lettre et dans son esprit. Enfin, en tenant pour nuls les changements opérés sur le terrain. L’attitude française et l’entente franco-soviétique de 1967, les textes-mêmes sont une matrice disponible.

Le contre-poids doit se faire. Seule l’Europe en a la légitimité même si la Chine et la Russie en ont autant qu’elle – et actuellement davantage – les moyens matériels. Pourquoi ? parce qu’elle est démocratique à deux degrés : elle se fonde sur le pluralisme et le goût cultivé de la diversité de ses peuples et de ses cultures, c’est là son esprit-même ; elle fonctionne dans la transparence, la concertation et l’état de droit juridictionnellement vérifiable.
Cette édification suppose plusieurs conditions remplies. Les divergences de vues au sein des Quinze, l’attitude de certains des candidats à l’Union, l’absence de Javier Solana et de Romano Prodi conduisent à réfléchir sur l’articulation et les modes d’expression d’une identité stratégique et diplomatique toujours pas visible. L’argument français des années 1960 contre la coopération politique au sein de la Communauté retrouve sa force aujourd’hui : tenue par des procédures communautaires, la France n’aurait pu dire ce qu’elle a fait retentir ; c’est l’entente franco-allemande, très opportunément rejointe par la Belgique dans l’enceinte atlantique qui a exprimé la position idéale du Vieux Monde. L’expression existe donc mais elle n’est ratifiée qu’en termes émollients (cf. le conseil extraordinaire zélé à Bruxelles par la présidence grecque). En regard de ces positions de certains Etats-membres et de certains candidats, deux faits sont encourageants : l’organisation intégrée de l’Alliance Atlantique a pour la première fois mis en échec la volonté américaine et même anglo-américaine, on peut considérer qu’elle entre en obsolescence d’autant plus que la logistique américaine se déplace vers la Mer Noire et vers le Golfe. D’autre part, si alignée qu’elle soit sur l’Amérique, la Grande-Bretagne consent à des programmes d’armements bilatéraux ou multilatéraux en Europe. Nous avons la population, la technologie et relancer notre industrie d’armement permettra de contourner – élégamment, parce qu’en consensus de toute l’Union – les critères budgétaires de Maastricht : nous y gagnerons de dépasser enfin l’un des préjugés fondant notre dépendance vis-à-vis de Washington, le préalable logistique, et nous aurons, à l’américaine, les « retombées » les plus salubres sur notre recherche scientifique. C’est l’évidente leçon de l’ensemble de la guerre de Yougoslavie, qui aurait été jugulée dès ses prémisses, si l’Europe avait surpassé par ses perspectives les hantises de certains de ses Etats-membres à la mémoire obsolète (la crainte française d’une avancée allemande par les chemins de l’ancienne Autriche-Hongrie défaisant la Serbie) et si elle avait eu les transports en propre nécessaires pour désenclaver le Kosovo. Nous y gagnerons surtout de désembourber notre propre organisation. L’Europe est incapable d’un sursaut d’imagination pour ses nouvelles institutiuons, si elle n’est pas portée par l’enthousiasme et la fierté des opinions publiques : une émergence internationale active et efficace de l’Union est seule de nature à forger positivement cette dynamique des esprits et de la jeunesse en Europe, une dynamique qui peut tout submerger dès le commencement de nos mises en œuvre. Une parole condamnant l’agression américaine, une « accordance » sur la construction de ce contre-poids économique et militaire européen permettant seul une mûe dans la diplomatie internationale : l’Europe se justifierait enfin politiquement aux yeux de ses propres citoyens.

Consentir à l’initiative américaine serait au contraire avaliser des buts de guerre qui sont très différents de la pétition de désarmer l’Irak, voire de renverser le dictateur qui y règne. Deux paradoxes. Comment l’Europe qui n’a pas de pétrole peut-elle consentir à ce que l’autonomie de l’Irak et partant de l’Arabie saoudite et de l’Iran soit abolie au bénéfice de la super-puissance dont la bourse, les indicateurs économiques et la culture sont déjà dominants, et qui dispose sur son propre territoire en production et en consommation domestiques de moyens déjà comminatoires pour régler le marché de l’énergie ? Comment les Etats du Golfe peuvent-ils – ensemble et chacun - s’opposer en paroles à la guerre et entretenir, à leurs propres frais, sur leur sol, toute la logistique et toutes les bases d’attaque américaines ? alors même qu’ils savent que ce qui va s’installer, ou ce qui prétend s’installer dans les jours à venir c’est une occupation en force de leur région avec des moyens et un cynisme qu’aucune colonisation européenne n’ont jamais déployés. Mais cette cohérence conduisant à l’opposition, suppose des alliances et des répondants, donc l’Europe. Ce ne serait pas non plus sans rayonnement dans les pays candidats à l’Union./.               (BFF –  8.  I I I .03 )

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