mardi 31 décembre 2013

après avoir ouvert une ambassade dans l'ancienne Union soviétique - 19 Juillet 1993, observations et réflexions sur




 


LA MEMOIRE ET LA PSYCHOLOGIE AMBIANTES AU KAZAKHSTAN
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Dans le discours officiel comme dans la conversation avec des fonctionnaires de responsabilité ou des ministres, le Kazakhstan se dit un pays jeune.

Slogan repris complaisamment et qui ne serait pas le sentiment d'une population qui a le sens de la généaologie; qu'elle soit originaire d'ici, ou venue d'ailleurs ?
              
Alibi ? ou vérité par sensation d'une profonde inexpérience de la vie internationale ? Mais cette inexpérience n'est pas avouée. Bien au contraire, depuis les débats sur la Constitution, puis l'adoption de celle-ci, il est dit que toutes les expertises ont été consultées et que celles-ci concluent toutes à l'excellent niveau de la démocratie, au moins dans les textes. Or, il saute aux yeux du lecteur le moins attentif que les innovations du texte de 1993 par rapport à celui de 1978, hormis les références idéologiques, ne comportent que deux institutions : la Présidence de la République, plutôt musclée, et la Cour Constitutionnelle, qui fait - elle - preuve d'indépendance quoiqu'entièrement nommée. De même, le ministère des Affaires Etrangères fait pleuvoir sur les Ambassades des recommandations et des indications tendant toutes à son monopole pour la relation des diplomates avec le reste du pays. Rien - donc - que dans les usages publics, l'expérience internationale manque en fait absolument, et pourtant il est considéré et proclamé qu'elle ne manque pas.

               Conscience de n'avoir pas de précédent à la forme étatique contemporaine ? Pourtant le concept de " nation kazakhe " figure dans les premiers articles de la Constitution, et cette nation a ses éphémérides fêtés et repérés jusqu'au XIème siècle, et des anniversaires de batailles anciennes de trois ou quatre siècles sont commentés dans la presse quotidienne. Réciproquement... Semipalatinsk ou Oust-Kaménogorsk ont des vestiges de presque trois siècles d'établissement frontalier russe, et le 250ème anniversaire du " rattachement volontaire " à la Russie a pu être fêté peu avant l'effondrement soviétique.

               Il faut donc penser - jusqu'à plus ample informé - que
1° les peuplements divers du Kazakhstan actuel ne considèrent le commencement de leur histoire commune et donc de la République actuelle que de la proclamation de l'indépendance de celle-ci : pas bencore deux ans. Ce qui rend peu significatives aussi bien la courte phase des déclarations de souveraineté au sein de l'Union Soviétique dans le cours de l'année 1991, que l'érection d'une République socialiste soviétique du Kazakhstan, par scission de la République de Kirghizie en 1936 et démembrement partiel au profit de l'Ouzbékistan. Ce qui constitue une première approche - très positive - d'un examen de l'entente domestique des différentes "nationalités" ;
2° un lien est fait avec le consentement désormais libre des
Kazakhs à une certaine invasion de leurs terres de parcours par les Russes, puis tous ceux que ceux-ci y déportèrent dans les dernières décennies ;
3° aucune revendication territoriale majeure de l'ethnie-hôte des autres n'oblitère la sensation actuelle d'indépendance, quoique dans la conversation courante la rive gauche de la Volga, Omsk et Ohrenburg soient considérés comme ayant été kazakhs. Evaluations qui ne sont pas faites à propos de territoires actuellement sous juridiction des Républiques de Chine ou d'Ouzbékistan.
              
En revanche, le pays, et surtout les Kazakhs peuvent s'inquiéter des manifestations et des démonstrations des Cosaques aux frontières du pays ; la région d'Ouralsk se trouve en sus proche des zones pétrolifères et de leurs voies d'évacuation.

               Il faut aussi en déduire que - probablement sans l'avoir délibéré - le pays s'engage à un difficile exercice d'explicitation de son identité, puisque celle-ci n'aura pas de référence historique nette.



               La géographie suggère une forte identité mentale, d'autant plus que les esprits - par delà d'éventuels clivages ethniques - sont singulièrement homogènes.

               A l'évidence, c'est la steppe et le fait que - nomadisme ou déportation ou encore fuite vers les " terres vierges " loin du centralisme tsariste - tout le monde a conscience d'être déplacé ou de s'être déplacé dans un passé qui n'excède pas trois générations, qu'on soit Kazakh sédentarisé ou Russe arrivé de Sibérie ou d'Ukraine ou Coréen venu après l'occupation japonaise de la patrie d'origine ou Allemand arrivé sous Catherine II ou sous STALINE. L'esprit des steppes, qu'il faut comprendre différent des animismes et du chamanisme, imprègne la conversation, la comparaison poétique, le discours d'usage en province comme dans la capitale, quel que soit l'origine ethnique. Ce sont les récits de chasse, c'est le culte du cheval, base non négligeable de la nourriture (lait et viande), c'est la sensation d'espace disponible d'autant plus que la densité de la population est faible (17 millions d'habitants pour près de 3 millions kms²).

               Les soixante-dix ans de communisme ont d'autre part gommé toute éducation, toute référence religieuses, que celles-ci soient musulmane ou orthodoxe. L'interdiction de l'écriture arabe d'une langue kazakhe, elle-même minorée pendant le régime totalitaire, a contribué à l'isolement autant vis-à-vis de l'Islam courant, qui n'avait d'ailleurs que superficiellement pénétré le pays et l'âme de ses nomades, que du fondamentalisme aujourd'hui iranien. Le respect cependant pour quelques signes extérieurs sinon de foi, du moins de maintien d'une tradition, est général : on bénit souvent la table ou l'on conclut le repas à la manière musulmane. Le chapelet est rarissime, et la calotte n'est pas à rattacher avec une piété affichée.
               La littérature n'oppose pas les nationalités entre elles, au contraire. POUCHKINE et DOSTOIEWSKI sont aussi populaires et réellement connus chez les Kazakhs que chez les Russes. La création contemporaine fait reconnaitre davantage que par le passé le fonds commun qu'est le pays dans sa géographie et sa sociologie, un fonds qu'exprime en russe un authentique Kazakh comme M. Oljas SOULEïMENOV par exemple tandis qu'un authentique Russe SYDORKINE épouse une Kazakh et devient le talentueux graveur et illustrateur de scènes populaires et d'oeuvres considérables comme celles de Moktar AOUEZOV (La voie d'ABAï). S'il est couramment dit - à notre grand bénéfice - que le français fut l'esprit et la langue d'ouverture de la Russie au XIXème siècle, ABAï alors et M. SOULEïMENOV maintenant assurent que la langue russe est l'ouverture du Kazakh au monde international. Les références d'ailleurs à la France, via l'enseignement littéraire et historique que le régime soviétique véhicula à profusion, pour schématiques qu'elles sont (interprétation nationaliste de la Commune, encensement de BALZAC, de DUMAS, de ZOLA) sont un élément d'unité mentale non négligeable du pays. La littérature constitue même une conciliation mentale fréquente avec l'ancien régime ; DJAMBOUL qui a donné son nom à la ville de Taraz, fut un poète officiel, CHOUKALINE ou RASPOUTINE (sans relation avec le moine...) marquent sous KHROUCHTCHEV un certain éveil.


               L'interprétation de l'histoire des deux derniers siècles est unanime, quoique non encore écrite.

               Le pays se voit comme une colonie russe davantage sous le régime tsariste que dans l'ensemble soviétique où l'égalité de droits et d'apparence faillit créer une nationalité nouvelle et en tout cas plus vaste d'aire géographique, que chacune des Républiques socialistes. Moscou exerça une attraction certaine et continue, l'ancienne Leningrad dans une moindre mesure, à être vêcue comme un bien et un lieu communs. L'esprit colonial ne se manifestait pas parmi les nouveaux venus, et n'était qu'implicite dans l'esprit des dirigeants, mais la pratique d'Etat, et ses conséquences actuelles dans l'économie, dans la pénurie de cadres intellectuels ou militaires, font bien de l'ancien régime un système d'exploitation. Lieu de déportation au XIXème siècle, astreint au XXème à une division du travail l'empêchant de se doter d'industries de transformation et le faisant structurellement déficitaire puisque le jeu des prix d'achat de ses richesses se faisait sans sa consultation, le Kazakhstan estime avoir été pénalisé. Mémoire familiale de l'installation ici, analyse des responsables d'entreprises, les Russes d'origine confortent ainsi les Kazakhs dans la conscience de leur exploitation non par ceux qui physiquement arrivaient chez eux - il n'y a pas de structures féodales, de descendances d'anciens dominants étrangers - mais par des systèmes

politiques. Les dommages aux êtres humains et à l'environnement, causés par quarante ans d'essais nucléaires à Kurtchatov, dans la région de Semipalatinsk, frappent sans doute davantage la population kazakhe mais sont en partie reconnus par les militaires et les médecins russes localement en service de longue date.


               Le regard est le même, quelles que soient la nationalité ou la région, sur les phases du régime communiste. Sans qu'il y ait la moindre velleité d'un retour au passé, que l'on sait et dit totalitaire pour les personnes comme pour les nations, la conscience est générale que l'Union Soviétique était une grande puissance, et qu'elle a été ruinée en rang à l'extérieur, et en fonctionnement domestique de son économie par le président GORBATCHEV ; très rares sont ceux qui reconnaissent à ce dernier un rôle positif, notamment pour avoir restauré la liberté, et ménagé une transition à frais relativement faibles jusqu'à présent. Il est vrai qu'il constitue aujourd'hui un repoussoir commode et que certains commencent de lui reconnaître une transition - peut-être involontaire, mais globalement pacifique - vers les indépendances. Pour une majorité, l'interrogation est fréquente sur les raisons de sa popularité à l'étranger. L'homme est présenté comme instable et en contraduction avec lui-même. Les événements de Décembre 1986, présentés ici non sans orgueil, comme la première manifestation avouée d'indépendance nationale dans toute l'Union Soviétique d'alors (les événements antérieurs à la perestroïka en Géorgie ou à Iakoutsk furent étouffés), illustrent ce jugement ; on descendit parmi les jeunes dans la rue, parce qu'on était convaincu que la perestroïka impliquait une explication franche et un débat sur la nomination d'un nouveau Premier secrétaire du parti communiste localement (M. KOLBINE). Et que la contestation était loisible, et même souhaitée ! L'on fut cruellement détrompé. C'était un acte de force, et l'homme ne consultait pas, pas même celui qui prenait sa retraite, était populaire relativement et avait donné tous les gages (M. KOUNAEV).

               La chute de l'Union Soviétique est donc généralement analysée sans détour comme la faute d'un homme, ce qui en fait regretter la puissance et le rayonnement, mais évidemment pas le régime oppressif ; le lien n'est pas fait entre ce régime et le maintien de l'Union. Parmi les dirigeants successifs, c'est BREJNEV qui a la meilleure image, d'abord parce qu'il "régna" un temps au Kazakhstan et n'y fut pas maladroit ; ensuite parce que ses réformes économiques réussirent et furent perçues comme un certain âge d'or : stabilité des prix mais label aussi de qualité. KHROUCHTCHEV est considéré - au rebours des appréciations flatteuses en Occident et de son entente tacite avec le président KENNEDY à l'expérience de la " crise de Cuba " qui ne sont pas ici perçues - comme l'initiateur du militarisme soviétique, le vrai responsable du désastre écologique nucléaire dans tout l'Est du Kazakhstan, et économique avec la campagne pour les " terres vierges " (exécutée pourtant sous le secrétariat local de

BREJNEV) engendrant les travaux agricoles gigantesques dont pâtit la mer d'Aral et même le redoublement du goulag minier dans la région de Karaganda. Seuls, les intellectuels voient dans le début des années 1960 les premiers signes d'un "dégel" et de la possibilité de commencer à s'exprimer. Ils sont rares dans l'administration d'aujourd'hui.

               Le milieu de celle-ci est mentalement et numériquement restreint ; la plupart des responsables se connaissent et donc se jugent, pour avoir été formés aux mêmes écoles du Parti et avoir débuté dans les mêmes fonctions d'animation des organisations de base ou d'entreprises de celui-ci, quelles que soient le études techniques ou l'application politique. Le jugement sur les personnes est constant et assez simpliste, qu'il s'agisse des dirigeants de naguère pour lesquels il est ouvertement exprimé en moeurs ou en capacités intellectuelles, ou des actuels. Ce qui n'est pas démocratique dans la vie institutionnelle ou collective, l'est en revanche dans les rencontres individuelles et la conversation même officielle.

               On ne fait pas le lien entre l'ancien régime et l'incommunication avec l'extérieur, pourtant regrettée et manifeste dans les arts plastiques, ou pour la littérature contemporaine. Longtemps, L'Humanité en surplus constant dans les kiosques est une des rares ouvertures pour les francophones. La percée actuelle du sous-cinéma américain est unanimement abhorrée, quoiqu'elle ait son public de télévision bien accroché.

               A la période de relative aisance économique des années 1970 de BREJNEV fait pendant l'euphorie patriotique qui suivit la victoire de 1945 et perdura jusqu'aux débuts des années 1960 avec les conquêtes nucléaire et spatiale. La perception d'une sorte d'empire idéologique alors constitué avec la révolution chinoise et les décolonisations indienne et africaine est rare ; la latente menace que fait peser à l'Est le gigantesque voisin chinois n'est en rien liée aux conflits de puissance des années 1960 au temps de KHROUTCHEV, ou à leur apaisement par les différentes évacuations de l'Afghanistan ou de la Mongolie consentis par M. GORBATCHEV. L'analyse seulement ethnique ou locale de cette menace fait donc présumer la pérennité de celle-ci dans les esprits. Pas davantage, un lien n'est établi entre les "ethno-allemands" (pour prendre l'expression usitée en Républiqe fédérale et dans l'Ambassade de celle-ci à Almaty) et le passé impérialiste de leur pays d'origine. Lecture apatride du "fascisme" ? contrepoids mental de la République démocratique ? - qui n'eût cependant pas son consulat dans les pays où la minorité allemande était trop présente, et donc pas au Kazakhstan.

               Si devait apparaître une histoire proprement nationale, il n'est pas sûr qu'elle diviserait les nationalités. Chacune de celles-ci peut écrire les étapes de son arrivée et de son installation sans afficher de martyres ou d'occupation violente. Les Russes ne se solidariseraient pas avec la politique tsariste et celle-ci joua autant des rivalités entre les principaux clans kazakhs, que de la force. Les Kazakhs, quant à eux, mettront sur le compte de la révolution de 1917 et de ses excès, puis de la dictature de STALINE les massacres des années 1930, la sédentarisation forcée, l'affamement systématique d'une population privée de ses racines et de ses habitudes, la " dékoulakisation " et même la liquidation du premier parti communiste local ou la suppression de l'éphèmère République pourtant socialiste qui eut sa capitale à Ksyl-Orda. Plus délicates cependant seront l'inévitable analyse des camps de travail (notamment das les mines d'uranium proches de la frontière kirghize, où 200.000 Kazakhs auraient péri de fatigue) et surtout la probabilité statistique d'un quasi-génocide ayant coûté à l'ethnie-hôte peut-être 1.500.000 morts, en sorte que la population kazakh n'auraient retrouvé son nombre du début des années 1930 qu'au début des années 1980. Faits et chiffres son encore loin de la place publique. Mais cette histoire n'est pas encore écrite, et l'"idéologie" qui se cherche officiellement, spécule davantage sur l'avenir ou la sociologie, que sur la reconnaissance du passé.



               La démocratie n'est pour le moment qu'une notion théorique, le cédant de beaucoup à la conscience de libre-détermination du pays et de libre expression individuelle.

               Si la jeunesse estudiantine est avide d'entendre quelque jugement ou explication du nouveau régime par un étranger, la génération au pouvoir raisonne en termes sans doute analogues à celle de l'ancien régime : la compétence au pouvoir est plus nécessaire que la liberté des élections. On va même jusqu'à assurer que la succession au Président régnant - le sujet n'étant qu'économique - se fera non par l'émergence des partis, mais par l'accession des milieux d'affaires et d'une classe formée aux techniques du marché par l'étranger. On ne conçoit pas d'alternative au traitement de la plupart des questions du jour, et la délibération actuelle sur l'émission ou non d'une monnaie nationale, quoique pratiquement publique, est évaluée en termes de compétences.

               Paradoxalement, la fin du régime précédent est expliquée par son défaut de compétition interne, par l'absence de concurrence au parti unique, mais chacun - y compris les chefs des principaux partis, reconnus légalement ou pas - se résigne au truquage des prochaines élections parlementaires et personne ne semble rétrospectiveent choqué par l'absence de candidatures opposées en Décembre 1991 à celle du Président NAZARBAEV ; les retraits qui eurent alors lieu ne sont expliqués que par la conscience que les audacieux prirent de la valeur du candidat officiel. Le monisme actuel n'est donc en rien rapproché du système précédent. Sans doute parce que le pouvoir en place n'a jusqu'à présent heurté personne ni en sociologie, ni en nationalisme, ni même en avantages acquis.

               Pourtant, hommes et usages n'ont pas changé dans le fonctionnement des institutions. Les jeunes conseillers juridiques du Comité central sont aujourd'hui ceux de la Présidence ou de la vice-Présidence de la République. La plupart des fonctionnaires d'autorité locale sont les précédents secrétaires des comités exécutifs locaux ou des organisations de base du Parti communiste. Non seulement, les Conseils régionaux et le Conseil suprême (anciennement Soviet suprême) tiennent leur mandat de consultations d'ancien régime pour la date et pour la forme de leur élection, mais ils vivent pratiquement de la même manière. Sans doute, les débats sont vifs au Parlement à chambre unique, mais ils sont sans conséquence sauf sur certains points auxquels l'étranger est pus attentif : le statut de la Banque centrale ou le maintien d'une Cour constitutionnelle, créée d'abord par décret. La notion de séparation ou de spécialité des pouvoirs, celle de responsabilité de l'exécutif sont inconnues. Les Gouverneurs de région sont nommés par le Président, celui-ci a été plébiscité : les représentations locales ou nationale sont en droit, et plus encore en fait, sans pouvoir sur eux. Cela est parfaitement su, et semble généralement admis.

               Presse écrite et audiovisuelle sont très hiérarchisées ; un projet de taxation de la seule presse non-officielle a été annullé par la Cour Constitutionnelle sur recours d'un groupe privé, mais la pression par l'octroi ou non du papier chroniquement rare, par l'accès à l'information toujours monopolisée par une agence nationale permet les discriminations le cas échéant. Le débat existe cependant sous forme d'articles et de réponses à ces articles. Qu'il ait lieu prête cependant à critique, notamment au Parlement, ou de la part des Gouverneurs, dont la plupart sont aussi députés, ainsi que certains de leurs adjoints.

               La percée d'un syndicalisme libre est récente et presque fortuite. Elle tient beaucoup à la personnalité de M. Leonid SOLOMIN, officier en retraite, chargé des questions juridiques auprès du futur Premier Ministre, M. Sergueï TERETCHENKO, alors responsable du Parti communiste pour la région de Tchimkent, qui épousa les heurs et malheurs des premiers adeptes de la perestroïka dans l'économie ; l'émergence d'un secteur privé permit seule l'émancipation vis-à-vis du syndicalisme officiel, longtemps réputé comme la seule voie d'accès aux protections sociales et aux menus privilèges dans l'entreprise, et les mouvements sociaux commencèrent par la contestation des usages abusifs de fonds ponctionnant légalement depuis 1993, 37 % de la masse salariale, et se poursuivent aujourd'hui faute tout simplement que les salaires soient payés. La pression a été assez forte pour que le projet de loi syndicale adopté par le Consel suprême fasse l'objet d'un veto présidentiel, puis cède la place à une version proposée par ce nouveau syndicalisme comptant, à l'en croire, déjà autant d'adhérents que l'ancien.

               La seule rupture généralement perçue avec le passé, est donc l'indépendance nominale du pays - quoique le consensus autour du Président NAZARBAEV ne soit pas qu'on ait porté celle-ci à son crédit personnel. Son prestige, au contraire, est détaché de l'histoire récente et a tenu d'abord à sa réputation de compétence (nullement à un adoubement par Moscou ou par l'ancien chef local du Parti communiste, M. KOUNAEV) et tient maintenant à son habileté politique sur les deux sujets principaux que sont la paix entre les nationalités et la négociation permanente à l'intérieur de la Communauté des Etats indépendants.

               Il en est une autre, fort nouvelle dans la sociologie du XXème siècle, car elle transcenderait les analyses habituellement dualistes des classes dirigeantes d'un pays donné. La véritable alternance attendue serait dans une succession des dirigeants actuels, généralement issus du Parti communiste, par des dirigeants d'entreprises, formés à l'économie de marché et même frottés de voyages à l'étranger. Façon sans doute de demeurer dans une société refusant les clivages politiques et idéologiques, mais conscience répandue que les hommes n'ayant pas encore changé, les mentalités et les moeurs subsistent, ce qui laisse sceptiques les gouvernés et assure, dans leur comportement quotidien, les gouvernants. Et consentement général en fait à une interprétation seulement économique de la vie sociale et des nécessités de l'organisation d'Etat, ce qui était bien la doctrine ancienne, quoique son application dans l'avenir paraîtrait neuve, surtout par les hommes qu'elle ferait apparaître.

               Le débat démocratique, quand il y a toutes les apparences d'une lecture univoque de l'histoire (les hétérodoxes ne s'avouant pas encore publiquement) et la prétention que tout sujet n'est qu'affaire de compétence, est évidement difficile à nourrir. Les partis sont généralement considérés comme inutiles, quand leur existence-même n'est pas rapprochée de l'ancien Parti communiste qui aurait dégoûté tout le monde du concept-même de parti. Dans un cercle vicieux que personne n'explicite, on leur reproche tantôt leur faiblesse, tantôt leur peu d'implantation, tantôt leur mimétisme de programmes ou leur absence de contestation réaliste des politiques en cours. Certains voient dans la succession de leurs naissances depuis l'indépendance, la tentative du Président NAZARBAEV de maintenir l'ancienne habitude d'un parti dominant, sinon unique, pour lui et pour la plupart des gouvernants ou des administrants. Le Congrès populaire de M. Oljas SOULEïMENOV ou l'Entente populaire, le mouvement le plus récent, seraient justiciables de cette analyse, à laquelle échapperait seul le parti Azat créé avant l'indépendance et revendiquant celle-ci pour la nationalité kazakhe. Si l'administration compte davantage avec ce qui existe, la représentation locale ou nationale élue sous l'ancien régime et qui ne rend donc pas compte des nouveaux partis, d'autant que certains n'ont d'implantation que régionale, et que trois seulement ont une existence légale, il apparaît cependant que leur coalition et la " table-ronde " périodique qui les rassemble avec le syndicalisme non officiel et des associations à but plus sectoriel pèsent déjà sur le débat législatif et poussera sans doute à modifier, sinon de fond en comble, le régime électoral.


               L'unité mentale faite par la géographie, l'athéisme et un regard homogène sur la politique passée ou actuelle rend, pour le moment, inopérante une analyse du pays fondée sur des clivages ethniques.

               Seuls les Allemands disposent d'une référence attractive et partent aussi massivement qu'ils le peuvent. Le mouvement est très différent d'une région à l'autre. Les Russes, s'ils sont établis localement depuis plus d'une génération, n'envient pas actuellement leur patrie d'origine : la Russie semble se débattre dans des difficultés, y compris les risques de conflits internes au sein de sa fédération, que ne connaît pas à un tel degré le Kazakhstan. De même que les notions de libertés publiques ou de démocratie pratique sont encore informulées et très théoriques, de même le droit de la nationalité et de la citoyenneté est couramment ignoré dans le pays ; d'autant que les passeports restent soviétiques, même s'ils sont à l'occasion (notamment pour voyager à l'extérieur de la CEI) tamponnés d'une référence au Kazakhstan. La récente loi sur la citoyenneté n'est pas connue, et pas davantage l'interdiction de la double nationalité par la Constitution. La rumeur est cependant de départs importants, mais ceux-ci semblent se compenser par des arrivées et ne pas excéder un solde de 100.000 dans l'année.

               Si les mariages mixtes sont rares, sauf dans l'administration d'autorité, et si les jeunesses spontanément ne se mélangent guère, la cohabitation et le travail ensemble sont la règle, et sans contrainte apparente. Sans doute le doublage, au rang d'assistant ou d'adjoint, par une des deux nationalités dominantes, de chaque fonction détenue par l'autre, est aussi rituel que voyant dans l'administration territoriale ou dans les ministères. Mais le phénomène grégaire joue plutôt en faveur des Kazakhs et tout se passe comme si l'intimité - au moins celle proposée à l'hôte étranger - n'était le fait que de ceux-ci. Alors, le parler devient exclusivement kazakh, au moins les premiers moments et un nouveau territoire mental, par ignorance du voisin ou de ses rejetons locaux, apparaît. En tout cas le fait se vérifie statistiquement pour les invitations personnelles dans la capitale et pour la suite des accueils en province. Mais s'il paraît parfois exister un "marché russe" ou un "village allemand", si la réflexion en est faite un peu péjorativement par l'ami kazakh, si les Coréens sont perçus comme fort solidaires entre eux pour les affaires, ces nuances ne sont pas décisives.

               La révolte conte la nomination de M. KOLBINE en 1986 tenait bien plus à son inexpérience totale du Kazakhstan, qu'à son appartenance ethnique, et elle est rétrospectivement comprise par les Russes d'installation locale de longue durée. L'état-major de nationalité russe et d'obédience à la Fédération de Russie, qui est actuellement au comandement de l'ex-centre d'expérimentations nucléaires de Kurtchatov, semble à la fois s'accomoder d'un protocole donnant le pas à l'administration civile que tient un Kazakh et de tâches apparemment de seule conversion économique. Des textes opportuns permettent en sus aux engagements dans l'armée, conclus antérieurement aux indépendances, de ne pas empêcher jusqu'à l'an 2.000 des réintégrations dans les armées de la nationalité d'origine, et certains des avancements d'officiers peuvent être d'initiative de la nationalité d'accueil. En fait, l'entente tient surtout à l'absence d'accords formels, au flou juridique de l'avenir et à la confiance réciproque que les habitudes et les osmoses ne peuvent se rompre ; ces liens semblent bien plus présents mentalement et pas forts pour le futur que de quelconque solidarité face à un ennemi extérieur ou à la cise économique. Car de celle-ci toutes les preuves, qu'elle ne joue pas, commencent d'être administrées. Personne cependant, malgré des analyses peu favorables aux thèses ou aux gouvernants russes, ne passe pas de l'observation économique à l'hostilité politique, et ni le ministre de la Défense ni l'homme de la tente ou de la rue ne semble s'inquiéter de prévoir si l'on pourra ici compter sur la garantie nucléaire ou le concours conventionnel de Moscou en cas d'agression chinoise.

               Il est donc tentant de conclure à une vie et à une réflexion seulement locales sur des questions internationales pour les unes et au moins inter-étatiques au sein de la CEI pour les autres. Ce qui est encore un facteur d'unité politique dans le pays. Kazakhs et Russes se rejoignent sans doute aussi dans leur appréhension que se distendent - pas du fait de M. NAZARBAEV - les relations avec la Russie. Pour ces derniers, l'intérêt à une osmose économique et culturelle est évident, mais l'élite des premiers, l'influence quotidienne de la Russie empêche une réelle pénétration de l'Iran et même de la Turquie dont l'avenir est jugé de moins en moins certain ; vis-à-vis de ces deux pays, c'est en fait d'Islam qu'il s'agit et d'une menace sociale concrète qu'introduirait dans la vie quotidienne une religion toujours peu pratiquée et encore moins connue ici.                
                                            Bertrand Fessard de Foucault

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