lundi 19 janvier 2015

à mes amis mauritaniens, après leurs manifestations à l'instar des nôtres



Après que …


Chers amis mauritaniens, mes compatriotes d’adolescence maintenant lointaine et d’adoption depuis : cinquante ans à quelques mois près (la période dite coloniale a duré à peine plus),

permettez-moi de réfléchir avec vous sur la succession ou la dialectique des événements depuis quinze jours. Nous concernant tous de part et d’autre de la Méditerranée, du Sahara, du christianisme, de l’Islam, de nos habitudes et de nos situations politiques intérieures respectives.

Ces événements sont tous réactifs, et aucun n’est réfléchi, mais ils nous permettent à chacun et à tous de nous connaître mieux, sans langue de bois, sans crainte non plus de nouvelles spontanéités. L’occasion n’est pas fréquente entre peuples, se connaissant et s’estimant, mais vivant sans doute sur des images, des espérances l’un vis-à-vis de l’autre, souvent routinières et sans approfondissements mutuels. Entre la France et la nation arabe, la France d’origine chrétienne puis développée en pays des « lumières » sinon d’un humanisme laïc et l’Islam, il y a trop d’intelligence mutuelle et de fraternité de foi et même de combat pour que commence une maldonne. S’il y en a, elles sont d’un autre ordre, celui de la « françafrique », voire du consentement à ce que le pays des droits de l’homme tolère de travailler avec des régimes de dictature. Nous le savons vous et moi. Ce n’est pas le sujet du jour. Entre la Mauritanie et la France, il y a un attrait réciproque intense : les Français, militaires et administrateurs pendant la période de votre administration par l’étranger, vous ont admiré et ont passionnément aimé votre désert, ses leçons de transcendance et de solidarité ; et de votre côté, les étudiants, les responsables épaulés par des coopérants ou des conseillers techniques, ont assimilé un legs faisant socle pour votre Etat, beaucoup de vos gestions et de votre droit. Notamment. C’est la fierté de part et d’autre d’une intimité entre peuples et Etats qui est rare.

Le sujet du jour n’est pas non plus « le choc de civilisations » prédit par certains en remplacement de la « guerre froide » américano-soviétique et qui avait pour enjeu l’Europe et la domination du monde : économique (l’ambition américaine) et politique (l’empire soviétique). Nos très grands présidents qu’ont été Moktar Ould Daddah, le général de Gaulle, François Mitterrand n’ont jamais compris le monde ni pratiqué la politique de façon aussi manichéenne, et fausse. Il est d’ailleurs certain que les ambiances actuelles chez nous, chez vous, entre nous n’auraient jamais été et n’ont jamais été telles avec eux, à notre tête.

En apparence, deux événements marquants et collectivement, nationalement très vivement ressentis, chez nous d’abord, chez vous ensuite. C’est là-dessus que je souhaite échanger avec vous et nous convaincre – mutuellement et tout simplement – que ces deux mouvements, profonds, ne sont pas antagonistes et nous permettent de beaucoup approfondir notre relation et notre connaissance les uns des autres.

Charlie-Hebdo. est un hebdomadaire né des efferverscences libertaires, écologiques voire anarchistes de la fin des années de Gaulle en France. Un pays authentiquement restructuré s’est permis la contestation de Mai 68 et Hara-Kiri, interdit pour une couverture amusante mais sur le moment pouvant choquer, à la mort de l’homme du 18 Juin, en Novembre 1970. Un incendie dans un bal populaire près de Grenoble avait causé cent cinquante morts et l’hebdomadaire avait titré et illustré : « bal à Colombey, un mort ». Charlie développa alors un discours très utile et décapant sur l’armée, la force nucléaire, le clergé catholique, il y ajouta très positivement les fondements de l’écologie politique avant qu’aucun parti ne s’en réclame et il caricatura « le Français moyen ». C’est une époque amenant la victoire de la gauche en Mai 1981 et aussi l’interruption de la publication qui ne reprit qu’en 1992. Cela produisit deux générations dans la rédaction de l’hebdomadaire, assez différentes : deux personnages emblématiques de 75-80 ans et quelques quadragénaires. L’attrait du journal n’était, à la veille de la tuerie nominale du 7 Janvier dernier, nullement l’islamophobie, il était un attachement pour un certain passé du journalisme et un amusement sur l’actualité. Le Front national et toutes les exagérations de droite, ainsi que les « bavures » policières, davantage que la confrontation sociale en France ou internationale, étaient les thèmes. Cf. la manchette du numéro en vente, précisément, le 7…

La solidarité qui se manifesta de proche en proche en très peu d’heures tandis que les médias et agences de presse mettaient les Français sous la pression d’un suspense, avec les prises d’otage, sans précédent, cristallisa autour de la liberté d’expression – le gouvernement, le président, les forces de l’ordre faisant un sans-faute après avoir été pris au dépourvu autant que les malheureux journalistes, assassinés successivement à l’appel de leur nom. Le mouvement fut spontané mais concerna, motiva, fit se dresser l’ensemble des Français comme à la Libération de l’été 1944, et se manifesta logiquement par un crescendo de cortèges dont aucun n’eut de coloration agressive, encore moins politique. Envers qui que ce soit et quoi que ce soit. Nous l’avons vécu en famille heure par heure, et ma fille et moi avons participé à une de ces marches silencieuses où chacun communiait avec chacun, dans une prise de conscience progressive et intense de ce qui nous unit, nous les Français : la France, synonyme, équivalent de liberté, d’égalité et de fraternité, sans la moindre distinction de génération, d’origine, de conviction religieuse ou politique. On avait les larmes aux yeux. Des houles d’applaudissement, à travers toute la France dans des cortèges assemblant souvent la moitié de chaque ville (ce fut le cas dans la nôtre) se déclenchait tantôt de la queue tantôt de la tête de la marche. Cet unisson était celui d‘une France différente de celle de 1944 : pas de héros, comme les résistants et le premier d’entre eux, de Gaulle, pas de vaincus ni d’ennemis, et l’apport émouvant des Français musulmans, mais physiquement c’était la même respiration retrouvée. Unisson dont l’étranger prit vite conscience : le Premier ministre britannique et le roi de Jordanie ont été les premiers à faire savoir qu’ils marcheraient avec les Parisiens. Les pancartes – « je suis Charlie » – n’étaient pas du tout une approbation de textes et de dessins, ceux-là vraiment secondaires, ils étaient le refus que la liberté française tombe sous les balles. L’ensemble n’était en rien dirigé par les partis, les églises ou quelque organisation constituée que ce soit. Les politiques, le gouvernement, le président, son prédécesseur n’étaient que dans la foule, à marcher comme elle. C’était hors politique, c’étaient les retrouvailles des Français avec une France qui n’est pas une gestion, un dogme économique, un rang pour le PNB. La France de toujours réidentifiée par les Français – les Français se sentant nouveaux, tous, quelles que soient leurs origines ou leurs générations parce qu’ils traitaient soudainement, dans les flammes de ce drame de la rue Appert, le sujet essentiel : ce qui les unit. Un musulman de l’immigration maghrébine tuant un autre musulman de même origine, un policier à terre, les bras levés. Un noir tuant une femme policier, noire comme lui. Voilà quels étaient les drapeaux sanglants, celui de martyrs de l’unité française. Que l’épicerie attaquée et les otages exécutés malgré d’héroïques tentatives, aient été juives, ne fut pas le sujet : le sujet c’était le massacre des innocents, c’était la lâcheté de toute prise d’otages.

Les fautes commises ensuite… n’ont pas été celles du peuple français, elles tiennent à deux éléments qui – très malheureusement – caractérisent les gouvernants français depuis au moins 2007, l’élection de Nicolas Sarkozy. Le premier est la distance assourdissante entre les gouvernants et les gouvernés. Les orientations économiques et sociales des deux quinquennats sont les mêmes, elles ne sont pas efficaces, elles ne correspondent pas aux traditions françaises de planification, de service public, de responsabilité de l’Etat. Ce qui est appelé réforme, n’est pas consenti parce que ce n’est ni délibéré ni soumis aux intéressés. Il n’y a plus de referendum. Les Français sont assommés de pédagogie autant que de suppressions d’emploi, culpabilisés, jamais écoutés. Le sens commun ne vaut plus. Deuxièmement, la question d’Israël n’est plus regardée équitablement, le communautarisme est né en France d’une cour des politiques de tous bords pour les institutions dites représentatives des Français juifs. Les manifestations, considérables, l’été dernier, de soutien d’une majorité des Français pour les Gazaouis massacrés, ont donné lieu à des actes et slogans antisémites, certes, mais ils n’ont pas été fait de Français musulmans. A ceux-ci d’ailleurs, on ne peut continuer de demander de se désolidariser des terroristes – c’est d’ailleurs manquer de confiance envers eux que de le leur demander puisqu’ils sont les premiers trahis par les soi-disant djihadistes – et tolérer que des Français soient systématiquement les soutiens d’un Etat étranger se conduisant si mal depuis 1967 : de Gaulle avait sanctionné autant que possible cette inconduite, Moktar Ould Daddah et vous tous, si vous étiez déjà nés à l’époque, l’aviez splendidement salué, c’était naturel… Cet alignement de ces années-ci, l’inégalité de prise en compte des sensibilités des Français juifs et des Français musulmans, est malheureusement devenu automatique. Le président Hollande a reçu à l’Elysée des représentants des Français juifs dès le dimanche matin suivant le massacre de Vincennes, puis a accompagné à la Grande Synagogue le Premier ministre israëlien, venu à la marche républicaine française uniquement pour ne pas y laisser seuls en vue ses opposants aux toutes prochaines élections générales. Un chef de gouvernement étranger a pu, publiquement, racolé des nationaux français pour qu’ils quittent la France et trouvent sécurité en Israël, aux dépens d’une population sous camisole de force, à qui le statut d’Etat continue obstinément d’être refusé. Malheureusement, le président régnant n’a pas répliqué, il n’est pas encore allé se recueillir ni écouter à la Grande Mosquée de Paris, ou bien plus souhaitable encore et qui serait significatif, dans un lieu de culte musulmans au milieu de ce que nous appelons « les quartiers ». Ces gestes et non-gestes ont été des fautes – lourdes. Beaucoup de Français les ont remarquées et les regrettent. Mais nius ne devons pas exclure qu’enfin le président François Hollande pour remercier les autorités algériennes, loyales et efficaces, de pouvoir nous rendre le corps d’un de nos martyrs récents, en mémoire aussi des moines de Tibeïrine qui ne voulaient pas quitter la terre algérienne sous la menace terroriste, se rende outre-Méditerranée et se recueille dans une mosquée d’un très grand Etat musulman. L’Elysée m’a accusé réception hier soir de ce vœu précis.

Le nouveau numéro de Charlie, qui se présente depuis sa renaissance comme « irresponsable », ce qu’a remarqué légitimement le roi de Jordanie, a heurté à de multiples points de vue votre sensibilité, vos convictions et celles de vos frères et sœurs en Islam, en Oumma. Le Prophète et son Coran ne sont en rien – nous le savons bien et je lis, en chrétien mais surtout en spirituel, votre Livre saint – responsables de ceux qui abusent de son nom et de son enseignement. Le pape François a dès le 7, affirmé que la liberté d’expression est aussi importante que la liberté religieuse, et dès le 14 précisé que cette liberté d’expression n’ouvre pas droit à insulter autrui dans sa foi, ses convictions, ses traditions.

Ne vous méprenez pas, je vous en prie : les tirages considérables de ce nouveau numéro, probablement sept millions d’exemplaires, ne signifient pas une approbation du contenu par les Français et des Européens. C’est la salutation à une mémoire et à une liberté. Ce n’est nullement une manifestation islamophobe de masse. Au contraire, l’opinion est généralement outrée du peu d’humanité des gouvernants pour l’accueil voire la mise en rétention des immigrants d’Afrique et du Proche-Orient. Elle est très sensible à l’intérêt européen d’une communauté méditerranéenne. L’intégration est faite, le Front national détesté y a contribué, les Français en majorité prenant le contre-pied des analyses des Le Pen. En France, il est maintenant estimé que Charlie Hebdo. a d’autres chantiers à ouvrir ou à retrouver, selon ses premières traditions, que de revenir à ce dont il a été victime en ses talents les plus nets.

Il a été évidemment maladroit de la part du président français de « condamner » les manifestations anti-Charlie, même si celles-ci ont conduit à de très regrettables profanations de notre drapeau. Le silence eût mieux valu, il eût marqué la confiance de la France en ses amis arabes et musulmans qui savent ne pas amalgamer avec elle ni une presse, ni même un ou plusieurs de ses gouvernements. Une France qui n’a d’ailleurs pas de leçon à recevoir, en matière d’intégration des plus récents de ses nationaux quand ils arrivent d’Afrique du nord et de notre passé, de la part d’un pays qui entretient toujours Guantanamo et où de mortelles actions de policiers blancs sur de jeunes Noirs ne sont pas jugées.

Nous voilà à provisoirement conclure, si vous le voulez bien. Les libertés auxquelles nous tenons et que certains pratiquent avec une insolence que nous comprenons et dont nous avons l’habitude – en France – sont propriété collective des humanistes et des démocrates, quelle que soit leur religion. Vous êtes démocrates, vous avez su inventer votre modèle de participation et de délibération pendant la période de votre fondation en tant qu’Etat avec Moktar Ould Daddah et ses co-équipiers, vous avez su vous concerter à l’automne de 2005 pour votre « transition démocratique », et même adopter à l’automne de 2007 une législation de paix sociale en criminalisant les pratiques esclavagistes, sur les instances du président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, et vous espérez la démocratie après presque quarante ans d’autorité militaire. Après un long chemin pour séparer l’Eglise romaine de l’Etat, la laïcité, vécue en France, n’en déplaise à des intégristes abusant du christianisme comme certains, dans le monde, abusent de l’Islam, n’est nullement l’interdiction ou la négation de quelque foi, conviction ou religion dont l’Islam, le judaïsme, le christianisme… elle organise la tolérance mutelle, la neutralité de l’Etat, elle protège le pluralisme, la liberté de conscience. Un peu comme vous-même d’ailleurs avez longtemps estimé qu’aucun parti ne peut revendiquer, en différence des autres, comme un mouvement exclusivement islamiste. Si vous nous comprenez ainsi, vous avez tout autant le droit de nous demander de considérer avec respect ce à quoi vous tenez et qui vous fonde, même si certains régimes abusent de votre réflexe et de votre protestation pour faire de la fierté et de l’intégrité nationales, la légitimation de leur pouvoir autrement contesté.

Souhaitant poursuivre sans tabou ce dialogue – des manifestations chez vous et dans l’Oumma à ce que je viens de vous exposer – j’ajoute en annexe à ce message :
- la manchette du numéro de Charlie parue le matin de l’attentat
- l’exposé de l’Eglise catholique sur le dialogue interreligieux
- une allocution du général de Gaulle sur la relation de la France avec l’Eglise
- ce que j’ai donné au Calame, repris par Cridem, à propos des premiers événements
et je vous donne des exemples de liberté d’expression… le Conseil d’Etat en 1919 a reconstitué la carrière d’un fonctionnaire du ministère de la Guerre, pendant la Grande Guerre, qui avait publié des articles de journaux contre son ministre, Georges Clemenceau… Georges Pompidou et surtout Valéry Giscard d’Estaing ont laissé sans observation mes propres critiques à leur encontre, dans les colonnes du journal Le Monde. Quant à Charlie-Hebdo. il fit sa couverture d’une caricature du pape Paul VI (années 1970) interrogeant : s’essuie-t-il le … avec la même main qui élève pour les fidèles à la messe l’hostie consacrée ?

En communion avec vous, chers amis, et en vous disant ma reconnaissance pour votre durable adoption, et d’avance pour vos observations et suggestions.



Bertrand Fessard de Foucault, alias Ould Kaïge
soir du lundi 19 janvier 2015

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