vendredi 29 juillet 2016

Manuel Valls : « Il y a une ligne infranchissable, l’Etat de droit » -- Le Monde



LE MONDE | 29.07.2016 à 06h48 • Mis à jour le 29.07.2016 à 13h36 | Propos recueillis par Nicolas Chapuis et Julia Pascual
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Manuel Valls, à l'hôtel de Matignon, à Paris, le 28 juillet.
Manuel Valls répond aux attaques de l’opposition après les attentats de Nice, le 14 juillet, et de Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), le 26 juillet, estimant qu’il y a « une ligne infranchissable : l’Etat de droit ». « Mon gouvernement ne sera pas celui qui créera des Guantanamo à la française », assène le premier ministre.
Le président du parti Les Républicains (LR), Nicolas Sarkozy, avait proposé, mercredi, dans un entretien au Monde, une série de mesures, appelant à sortir du « cadre » juridique actuel et estimant que, face à la « barbarie », « la gauche est tétanisée ».
Est-ce que la multiplication des attentats crée une forme d’impuissance du discours politique ?
Non, il n’y a aucune résignation. Bien au contraire ! J’ai déjà eu l’occasion de le dire aux Français et cela me coûte à chaque fois : cette guerre, qui ne concerne pas que la France, va être longue, et nous allons connaître d’autres attentats. Mais nous allons la remporter. Car la France a une stratégie pour la gagner, pour lutter contre cet ennemi qu’est le totalitarisme islamique, l’ennemi mondial numéro un, que nous combattons en Irak et en Syrie. Et en France aussi.
Il faut que les Français comprennent quel est cet ennemi : c’est un proto-Etat incomplet mais qui a soumis 10 millions de personnes. C’est une armée de terroristes ; c’est une idéologie, dérive extrême de l’islamisme.
Il emprunte plusieurs traits au totalitarisme : le chef suprême, une idéologie génocidaire, la soumission de tous les moyens de production et la terreur policière.
Nous devons, d’abord, écraser cet ennemi à l’extérieur, d’où notre engagement en Irak et en Syrie. Mais les sources du fondamentalisme seront toujours là et, dans notre pays, ce sont des milliers de personnes qui se sont radicalisées dont certaines peuvent basculer dans le terrorisme. Parce que la guerre sera longue et complexe, les Français doivent rejeter les solutions démagogiques qui font croire que nous pouvons en terminer en quelques mois.
Dans « Le Monde », Nicolas Sarkozy a estimé que la gauche n’avait pas pris la mesure du changement d’époque. Que lui répondez-vous ?
C’est une vieille recette de la droite qui conteste la légitimité de la gauche au pouvoir. Mais sur la sécurité, nous n’avons pas de leçons à recevoir.
Le président de la République, François Hollande, a engagé nos forces armées au Sahel et en Syrie, nous avons fait adopter cinq lois pour renforcer nos dispositifs de lutte contre le terrorisme, nous avons créé la Direction générale de la sécurité intérieure [DGSI], ainsi que 9 000 postes supplémentaires dans la police et la gendarmerie, alors que la droite en avait supprimé 13 000 et qu’elle avait affaibli nos services de renseignement.
Certains cherchent à discréditer la gauche en alimentant les peurs pour se constituer un capital politique. Mais ni la primaire de la droite ni l’élection présidentielle ne justifient de telles attitudes. Nicolas Sarkozy perd ses nerfs. Etre lucide face à la menace, ce n’est pas basculer dans le populisme.
Lire l’entretien avec Nicolas Sarkozy :   face à la « barbarie », « la gauche est tétanisée »
Jusqu’où l’Etat de droit peut-il tenir ?
Nous avons un triptyque à casser : la peur, la surenchère et le populisme. Il faut y opposer la vérité, le sang-froid et le respect de l’Etat de droit.
C’est sans doute la première fois en Europe qu’on tue un prêtre dans une église pendant son office. Les terroristes veulent créer l’effroi. Dans un tel moment, le débat n’est pas entre la gauche et la droite, entre les laxistes et les sécuritaires. Il porte plus fondamentalement sur ce que nous sommes et sur ce que doit être la France. L’essentiel est en jeu, la République. Et notre bouclier, c’est la démocratie.
Alain Juppé a dit que tout n’avait pas été fait pour éviter l’attentat de Nice. Quelle marge de manœuvre ou d’action vous reste-t-il ?
Nous venons de connaître trois attentats en quelques semaines, à Magnanville (Yvelines), à Nice et à Saint-Etienne-du-Rouvray. Si à chaque fois nous remettons en cause la stratégie, modifions l’organisation de nos services, votons une nouvelle loi, nous allons perdre en efficacité.
Je suis ouvert à toute proposition, nous l’avons démontré par l’adoption de l’état d’urgence renforcé. Mais expliquer que tout n’aurait pas été fait, c’est mentir aux Français. Nous avons empêché seize attentats en trois ans. Depuis le 14 novembre 2015, il y a eu 3 609 perquisitions administratives, dont 15 depuis la dernière prorogation de l’état d’urgence. Nous avons expulsé 80 imams ou prêcheurs de haine, nous avons bloqué 71 sites djihadistes, déréférencé 256 sites djihadistes et effectué plus de 800 frappes aériennes depuis septembre 2014 en Syrie. Il faut poursuivre, avec constance.
Parmi les propositions de M. Sarkozy, certaines vous semblent-elles acceptables ?
J’invite l’opposition à bien lire la loi du 3 juin de lutte contre le terrorisme et celle du 21 juillet de prorogation de l’état d’urgence, lois qu’elle a d’ailleurs votées.
Beaucoup de mesures proposées par la majorité ou l’opposition ont été adoptées : le passage de vingt à trente ans de réclusion criminelle et une période de sûreté allongée voire la perpétuité réelle pour les crimes terroristes, le durcissement des mesures d’application des peines pour les infractions terroristes, l’automaticité de la peine complémentaire d’interdiction du territoire français pour les terroristes étrangers, la création d’un délit en cas de consultation habituelle des sites djihadistes, la réintroduction des fouilles intégrales, collectives et aléatoires en prison, le rétablissement de l’autorisation de sortie du territoire pour les mineurs. L’état d’urgence facilite également la fermeture provisoire de lieux de culte ou l’interdiction de certaines manifestations. Nous avons aussi aménagé les règles de la légitime défense des policiers.
Tout ce qui renforce notre efficacité mérite d’être retenu, mais il y a une ligne infranchissable : l’Etat de droit. A ce titre, l’enfermement d’individus dans des centres sur la base du seul soupçon est moralement et juridiquement inacceptable. Il ne serait d’ailleurs pas efficace.
Mon gouvernement ne sera pas celui qui créera des Guantanamo à la française. Les fiches « S » ont pour objectif le suivi d’individus, pas seulement signalés en matière de terrorisme islamiste. Elles permettent de réunir des informations, de nourrir une enquête et, in fine, d’interpeller des individus. Je rappelle que le Conseil d’Etat a signalé le caractère inconstitutionnel de la mise en rétention des fichés « S ».
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Manuel Valls, Premier ministre, travaille dans son bureau à l'hôtel de Matignon, à Paris, jeudi 28 juillet.
Certains, à droite, appellent à votre démission et à celle de Bernard Cazeneuve. Y avez-vous songé ?
Non. Je comprends la colère et les doutes des Français. Chacun d’entre nous s’interroge en conscience. Est-ce que tout a été fait ? Est-ce que nous avons pris conscience du phénomène ? Je réponds oui. Je demande donc à l’opposition d’être digne et respectueuse.
Quel enseignement tirez-vous, en matière de sécurité, de l’attentat de Nice ?
L’Inspection générale de la police nationale a considéré que les mesures n’étaient pas sous-dimensionnées pour un événement qui ne faisait l’objet d’aucune menace spécifique. Il faut que cessent les accusations graves et nauséabondes sur un prétendu mensonge d’Etat.
Cependant, nous avons changé d’époque. Nous devons changer nos comportements. C’est une véritable révolution dans notre culture de sécurité qu’il faut engager.
Pour chaque événement, il faut se demander : est-il indispensable ? Pouvons-nous y consacrer des moyens exceptionnels en termes de forces de sécurité qui pourraient être utilisées à d’autres fins ? Le ministre de l’intérieur a donné des consignes très précises aux préfets.
Chaque Français doit être un acteur de la sécurité collective. Nous sommes sortis d’une forme d’insouciance. Nous allons vivre avec cette menace pendant plusieurs années. C’est pour cela qu’il faut ce changement de culture. Il faut sortir aussi du réflexe du bouc émissaire, qui voudrait, à chaque fois, qu’il y ait eu une faille. Le risque zéro n’existe pas.
Le profil des terroristes de Saint-Etienne-du-Rouvray, repérés par les services, et dont l’un était assigné à résidence, soulève tout de même des questions…
Je comprends les interrogations que suscite la situation d’Adel Kermiche, [l’un des deux terroristes de Saint-Etienne-du-Rouvray]. Son placement sous contrôle judiciaire avec assignation à résidence sous surveillance électronique, initialement ordonné par un juge d’instruction spécialisé dans le djihadisme, a été confirmé en cour d’appel par trois juges, également expérimentés. C’est un échec, il faut le reconnaître.
Cela doit conduire les magistrats à avoir une approche différente, dossier par dossier, compte tenu des pratiques de dissimulation très poussées des djihadistes. Mais je ne serai pas celui qui, au mépris de tout équilibre des pouvoirs, tomberait dans la facilité de rendre ces juges responsables de cet acte de terrorisme. Chaque décision est d’une très grande complexité.
Le profil des différents terroristes montre une multiplicité des modes de radicalisation. Que peut faire l’Etat en matière de « déradicalisation » ?
Il va falloir changer de dimension. La lutte contre la radicalisation sera l’affaire d’une génération. Nous devons d’abord mieux connaître le phénomène. Il faut ensuite développer la prévention, avec l’accroissement du nombre de personnes prises en charge, et mettre en réseau tous les acteurs : l’Etat, les collectivités locales, l’éducation nationale, les familles, le milieu carcéral, les entreprises privées mais aussi les structures de santé mentale qui devront opérer une révolution sur ces sujets.
Il y a aussi la mise en œuvre des programmes de déradicalisation avec les centres de rétention et de citoyenneté dont le premier ouvrira au 1er septembre. Nous devons enfin bâtir un puissant contre-discours qui ne doit pas être que le travail de l’Etat, mais de toute la société civile.
Dalil Boubakeur, grand recteur de la Mosquée de Paris, estime que l’islam de France doit repenser ses institutions. Etes-vous d’accord ?
Il faut une remise à plat et inventer une nouvelle relation avec l’islam de France. C’est bien un nouveau modèle que nous devons bâtir. Le ministre de l’intérieur y travaille. Je souhaite, notamment, que les imams soient formés en France et pas ailleurs. Je suis favorable à ce que, pour une période à déterminer, il ne puisse plus y avoir de financement de l’étranger pour la construction des mosquées.
Il faut être intraitable avec les mises en cause de la laïcité, les idéologues intégristes, et tous ceux qui, sous couvert d’un discours fondamentaliste, préparent les esprits à la violence. Le salafisme n’a pas sa place en France. C’est un débat qu’il ne faut pas fuir. Il appartient donc à l’islam de France de réagir. Tous les citoyens ont un rôle à jouer et les musulmans, aussi bien sûr, dans la lutte contre la radicalisation.
Estimez-vous, comme Patrick Calvar, le directeur général de la sécurité intérieure, qu’il y a un risque de guerre civile entre l’ultradroite et la communauté musulmane ?
La plus belle réponse vis-à-vis des terroristes, c’est que des millions de musulmans dans notre pays jouent loyalement le jeu démocratique et adhèrent à nos valeurs républicaines.
Je veux leur dire que nous serons impitoyables face à ceux qui cherchent des boucs émissaires et voient dans les musulmans le coupable idéal. Nous avons, vis-à-vis de tous nos concitoyens, le même devoir de protection.
En égorgeant le Père Hamel, les terroristes ont comme objectif une guerre de religion. Notre réponse doit être le refus de la haine et beaucoup plus de civilisation. Le peuple français a fait preuve jusque-là d’une grande hauteur de vue, saluée partout dans le monde. A tous les responsables politiques d’en faire autant.
  • Julia Pascual
    Journaliste au Monde

 Nicolas Chapuis
Journaliste au service Politique

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